«Seuls les profits de son entreprise l’intéressaient»
Lors du procès Eternit bis qui se tient à Novare en Italie, le Parquet a demandé la prison à vie pour Stephan Schmidheiny: ce dernier n’a pensé qu’à ses propres intérêts, alors même que des décès étaient à prévoir
«Le prévenu Stephan Schmidheiny doit être reconnu coupable d’homicide volontaire et aggravé, et condamné à la peine de réclusion à perpétuité avec isolement diurne, sans circonstances atténuantes.» Telle est la requête présentée le 10 février dernier par le procureur Gianfranco Colace, à l’issue de son réquisitoire, dans le procès Eternit bis qui se tient devant la Cour d’assises de Novare, ville du Piémont en Italie. Un procès où le milliardaire suisse doit répondre du décès par mésothéliome de 392 personnes, victimes de l’amiante respirée au travail ou dans leur cadre de vie, quand elles habitaient à proximité de la fabrique tristement célèbre de Casale Monferrato (province d’Alexandrie), dont Stephan Schmidheiny assurait personnellement la gestion entre 1976 et 1986.
A l’époque, la nocivité des fibres d’amiante était bien connue du prévenu lui-même, qui a néanmoins opté pour «une stratégie visant à dissimuler les preuves du caractère cancérigène de l’amiante, dans le seul but de protéger ses profits». Gianfranco Colace a ainsi reconstruit en détail et documenté tout le parcours de Stephan Schmidheiny, de sa gestion des usines sur la scène internationale à sa frénétique activité de lobbying et de désinformation, d’abord au profit de l’industrie de l’amiante, puis pour assurer sa propre défense.
Circonstances aggravantes
«Je ne pense pas que Stephan Schmidheiny ait voulu la mort de qui que ce soit, mais dans sa lucidité, il était conscient d’un tel risque. Il avait beau ignorer les noms et prénoms des gens qui allaient mourir et leur nombre, il a résolument poursuivi son activité en sachant qu’il mettait en danger des vies humaines», a expliqué le magistrat pour justifier les circonstances aggravantes du dol éventuel caractérisant la personne qui agit, alors même qu’un événement funeste est à prévoir.
Sachant que «les 392 cas de mésothéliome peuvent être attribués au prévenu», comme venait de le rappeler, sur la base de recherches épidémiologiques approfondies, d’études et de données scientifiques sa collègue Mariagiovanna Compare (qui elle aussi menait l’accusation) et après avoir décrit à l’audience précédente les conditions sanitaires désastreuses de l’usine, l’absence de mesures de protection de la main-d’œuvre face aux particules, les politiques de désinformation systématique et l’activité industrielle irrespectueuse de l’environnement, Gianfranco Colace a exposé à la Cour (présidée par le juge Gianfranco Pezone) les nombreuses raisons faisant que «le prévenu devait répondre des 392 décès provoqués selon les données scientifiques par l’amiante». Il l’a fait en citant des documents, des rapports, des notes et des procès-verbaux de réunions saisis durant la phase d’enquête par le Parquet de Turin. Une véritable mine d’informations pour «cerner la psychologie» du prévenu, puisqu’on découvre dans ces documents ses propres paroles, ses décisions et son «rôle prépondérant» à tous les niveaux.
«Stephan Schmidheiny était à l’origine de toutes les décisions stratégiques, il contrôlait et dirigeait à la fois les grands systèmes et chaque société», a rappelé le magistrat, soulignant en particulier le rôle central joué par sa famille et lui dans le cartel européen, puis mondial, de l’amiante. Et cela dès 1929, année de la création à Zurich de la SAIAC SA (Sociétés associées d’industries amiante-ciment, premier cartel européen), dans laquelle le prévenu s’est personnellement engagé dès le début des années septante. Soit au moment de l’apparition d’un nouveau thème, la question sanitaire.
Lamentations face aux attaques contre l’amiante
Gianfranco Colace pose alors la question essentielle: «Comment le nouveau thème a-t-il été abordé? S’est-on concentré sur la santé de la population ou sur ses propres affaires?» Le magistrat y répond en citant toute une série de documents et de décisions qui mettent directement en cause Stephan Schmidheiny et sa garde rapprochée. Il mentionne par exemple une conférence de la SAIAC organisée en 1971 à Londres, à un moment critique pour l’industrie de l’amiante, parce que le caractère cancérigène de cette fibre commençait à être connu. «Voilà ce qui préoccupe alors le cartel des producteurs.» Et aussi les dirigeants d’Eternit, qui s’échangent entre eux les articles du New York Times où l’épidémiologiste américain Irving Selikoff avait été le premier à démontrer scientifiquement, au début des années soixante, la relation liant l’amiante au mésothéliome. A Londres, «les participants étaient tous conscients du problème, mais se lamentaient» des “graves attaques lancées contre l’amiante” et des gou“vernements voulant leur serrer la vis”». La discussion portera également sur les premières décisions d’interdiction de l’amiante, dans des pays comme la Suède: «Stephan Schmidheiny envisageait même de traîner le Gouvernement suédois devant les tribunaux», rappelle Gianfranco Colace. Les actes de la conférence mettent en lumière le parti pris de défendre l’amiante à l’aide de stratégies communes visant à «minimiser les informations concernant sa toxicité». «En somme, constate le magistrat, il n’y avait qu’un “problème sanitaire” à résoudre, selon ces gens, qui ne se souciaient pas le moins du monde du sort des personnes touchées.»
Stratégie délétère
L’évolution du contexte obligera toutefois le cartel à prendre une nouvelle forme: en plus de s’occuper (comme tout cartel) du contrôle des prix et de la coordination des exportations ainsi que de l’approvisionnement en matières premières, il doit désormais traiter les questions de santé publique. Il le fera en élaborant une stratégie de défense de l’amiante, lors de réunions annuelles secrètes intitulées Tour d’horizon (entre 1977 et 1981) auxquelles participent les principaux producteurs de la planète, dont Stephan Schmidheiny et deux de ses hommes de confiance. Ces acteurs prennent note que, désormais, «on s’achemine vers des réglementations plus sévères». La production a toutefois atteint un pic et il est impossible d’y mettre fin. C’est alors qu’est conçue la stratégie dite «de sécurité dans l’utilisation» pour défendre l’amiante. «On choisira en somme de continuer d’utiliser ce matériau mortifère, sans rien entreprendre pour empêcher les gens d’inhaler ses fibres», résume le Ministère public. D’intenses activités de lobbying sont alors déployées auprès de la Communauté européenne et des gouvernements nationaux, un abandon de l’amiante paraissant «très probable dans un horizon de cinq ans». Des «efforts considérables» s’imposent par conséquent. «Des efforts visant non pas – comme l’explique Gianfranco Colace – à transformer les usines obsolètes ou à instaurer des mesures de sécurité, mais bien à influencer les syndicats, les employeurs, la clientèle et le monde politique.» La garde rapprochée de Stephan Schmidheiny se démène au sein de ce cartel pour freiner l’adoption de normes plus restrictives en Europe. «J’ignore dans quelle mesure ils ont atteint leurs buts, mais ils ont certainement entrepris de tels efforts», indique Gianfranco Colace, en attirant l’attention sur un passage «effrayant» du procès-verbal du dernier Tour d’horizon, où on peut lire que, «dans la plupart des pays en développement, la question sanitaire n’est pas prise au sérieux pour l’instant». «En somme, l’enjeu véritable n’était pas la santé, mais bien de savoir comment la question sanitaire pourrait influencer la marche des affaires», constate Gianfranco Colace, rappelant comment Eternit «parvient à s’imposer» jusque dans l’Association internationale de l’amiante (AIA, très active dans la défense du commerce de l’amiante dans la Communauté européenne) où s’organisent (en 1977 et 1978) les activités de désinformation scientifique visant à discréditer Irving Selikoff et où l’on discute du besoin d’adapter l’étiquetage de l’amiante et son libellé (afin de signaler le cas échéant les «risques pour la santé»).
«Pleinement conscient de la dangerosité de l’amiante»
«L’histoire du cartel recoupe celle du prévenu, dont elle a marqué la biographie», a souligné Gianfranco Colace. Celle d’un homme qui, en 1976, «était le roi de l’amiante en Europe», mû par la «logique du pur profit» et qui était «pleinement conscient de la dangerosité de l’amiante et des conséquences qui s’ensuivaient». Du moins depuis son intervention de juin 1976 à la Conférence de Neuss, où il «apparaît sous son vrai jour de grand patron, donnant des instructions à tout le monde». C’est lui qui explique aux hauts dirigeants réunis dans la ville allemande comment «le risque de contracter le mésothéliome, cancer du poumon, ou l’asbestose augmente avec la concentration de poussières d’amiante». «Et c’est ainsi qu’on se représentait le prévenu», souligne Gianfranco Colace, en se référant à la recommandation finale de Stephan Schmidheiny: «Il est essentiel aujourd’hui de ne pas céder à la panique. Ces journées de conférence ont été essentielles pour nos directeurs techniques, qui ont été profondément choqués. Il faut éviter que cela ne se reproduise avec les ouvriers.» «En somme, c’est Schmidheiny lui-même qui gère les informations à divulguer au personnel et à la population. Et c’est lui qui remet en cause la communauté scientifique, au nom de ses propres intérêts économiques et certainement pas pour des motifs scientifiques», rapporte le magistrat.
A la seconde conférence de Neuss, organisée en décembre 1976, véritable «cours de formation pour techniciens», Stephan Schmidheiny restera fidèle à sa ligne. Des directives y sont élaborées et transmises sur la manière d’affronter les «organisations syndicales, médicales et étatiques italiennes», par exemple sur le thème des poussières: «Il est souhaitable de se référer à la législation allemande, moins restrictive», quant au niveau d’empoussièrement toléré que l’OSHA, l’agence américaine pour la santé et la sécurité au travail. Des limites inacceptables, car «l’industrie de l’amiante a répondu qu’elle ne pourrait pas s’y adapter et qu’il lui faudrait arrêter toute activité», peut-on lire dans les notes d’un participant. Il est recommandé lors du même «cours» de «se distancier dans toute discussion des opinions du Dr Selikoff» et même d’«éviter de le citer».
Profit et manipulation de l’information
C’est d’ailleurs son rôle de premier plan chez Eternit Italie qui vaudra à Stephan Schmidheiny de reprendre en 1976 la direction générale du groupe Eternit Suisse, avec pleins pouvoirs de décision et de dépenses. Gianfranco Colace va plus loin: «Il a toujours agi, pendant son activité comme après la fermeture de la fabrique, avec un seul objectif en tête: le profit de son entreprise. Bien qu’il ait été pleinement conscient de la dangerosité de l’amiante et du caractère éphémère de son industrie, il poursuivra cette activité pendant dix ans – dix ans de trop. Il veillera à maximiser sa production jusqu’en 1986, avant de tout faire pour limiter les pots cassés.» Et encore: «Stephan Schmidheiny est un homme né dans une puissante famille, mais personne ne lui a appris à gérer une catastrophe touchant l’ensemble des entreprises», affirme encore Gianfranco Colace, citant au passage les mandats exercés par le magnat au sein de géants de l’économie helvétique comme Brown Boveri, UBS, Swatch et Swissair, ou encore son «amitié» avec l’ex-conseiller fédéral (de 2004 à 2010) Hans-Rudolf Merz, qui était «son conseiller en vue de la nomination des principaux dirigeants de ses sociétés».
De fait, conclut avec force Gianfranco Colace, entre les agissements décrits et les paroles qu’il a prononcées, on peut dire que «Stephan Schmidheiny a avoué». Le procureur a encore dénoncé le comportement du prévenu après la fermeture de son usine, notamment la mise en place d’une communication professionnelle visant à occulter les responsabilités de la direction générale et donc ses propres manquements, dans l’hypothèse d’une action en justice. «Etouffer les problèmes et focaliser l’attention sur les usines italiennes d’Eternit en évitant toute référence au groupe suisse et à ses actionnaires», telle était la mission confiée à l’agence de relations publiques milanaise Bellodi, qui a déployé des activités de veille stratégique auprès de la presse locale (et suisse aussi, à commencer par les journaux d’Unia qui couvraient l’affaire) et espionné l’association des victimes de Casale Monferrato, puis les magistrats turinois. Ces agissements s’étaient poursuivis jusqu’en 2005 où Raffaele Guariniello, alors procureur adjoint de Turin, avait ordonné une descente de police dans les bureaux de l’agence Bellodi et fait saisir de nombreux documents compromettants. Et essentiels pour les procès qui ont suivi, y compris celui en cours à Novare, où les interventions des avocats des parties civiles et les arguments de la défense sont encore attendus.
* Article paru dans Area le 17 février 2023 / Trad. Sylvain Bauhofer