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Sur les traces de la fusillade…

Les guides de la balade historique.
© Thierry Porchet

Face à la Pierre, le 20 novembre dernier. Les guides de la balade historique: Jacques Robert d’Unia, Patrick Auderset du Collège du travail et Georges Tissot du Sit.

A Genève, l’armée a tiré sur une manifestation ouvrière le 9 novembre 1932. Retour sur les lieux de ce tragique événement, révélateur des tensions sociales et politiques de l’époque

C’est mercredi soir. Il fait sombre. Une foule est retenue par une chaîne tendue au milieu de la rue de Carouge à Genève. Entre 5000 et 8000 personnes sont bloquées là, à quelques dizaines de mètres de l’entrée de la salle communale de Plainpalais où doit se tenir un meeting fasciste. Quelques jours auparavant, dans la nuit du samedi 5 au dimanche 6 novembre, une affiche avait été placardée sur les murs de la cité. Inspirée des méthodes de propagande nazies, elle appelait à une «mise en accusation publique» des «sieurs Nicole et Dicker», dirigeants socialistes, devant avoir lieu dans cette salle ce mercredi 9 novembre 1932, à 20h. Signée de l’Union nationale de Géo Oltramare, l’affiche était doublée d’un violent tract anonyme accusant les deux hommes d’être «les valets des soviets».

Alors que la tension sociale est à son comble, avec le chômage et la misère qui progressent, le Conseil d’Etat avait refusé, en début de semaine, d’intervenir contre le meeting. Les milliers de travailleurs, de syndicalistes, de militantes et de militants socialistes, communistes et anarchistes ayant afflué vers la rue de Carouge protestent contre la tenue du meeting. Ils auraient souhaité pénétrer dans la salle afin d’y apporter la contradiction, mais les autorités les en empêchent. Quant au public déjà à l’intérieur de la salle, il y est entré par la porte de derrière bien avant l’heure prévue.

Le matin, le Conseil d’Etat avait mobilisé les forces de police et les douaniers pour garantir la bonne tenue du meeting. Des chaînes ont été mises en place dans la rue de Carouge pour empêcher les manifestants d’arriver à la salle. Craignant d’être débordé, le gouvernement genevois demande l’envoi de troupes au Conseil fédéral. Face à son instance, ce dernier cède. Il détache à Genève une école de recrues stationnée à Lausanne. Les jeunes soldats arrivent dans l’après-midi et défilent, fanfare en tête, jusqu’à la caserne située à quelques centaines de mètres de là. Les recrues, averties de possibles troubles, ont été assermentées, des munitions leur sont fournies.

Salle communale de Plainpalais.
La salle communale de Plainpalais où s’est tenu le meeting fasciste le 9 novembre 1932. L’Union nationale a prétendu que 2500 personnes s’y étaient rassemblées ce soir-là alors qu’elle ne peut en accueillir que 1200. © Thierry Porchet

 

Mesures lourdes de conséquences

Dans la foule, à la rue de Carouge, le socialiste Léon Nicole, le syndicaliste anarchiste Lucien Tronchet et le communiste Francis Lebet s’adressent aux travailleurs. Leurs discours enflammés attisent la détermination, mais il n’y a pas de débordement. Vers 20h45, la chaîne, fixée à des crochets cimentés le matin même, cède. Bien que le barrage soit rétabli en quelques minutes, les autorités prennent des mesures lourdes de conséquences.

A 21h, Frédéric Martin, président du Conseil d’Etat, fait intervenir l’armée. Le colonel Léderrey envoie 108 recrues sur les lieux. Sur le boulevard du Pont-d’Arve, qui débouche sur la rue de Carouge, elles remontent la foule en file indienne, de chaque côté des manifestants. Certains tentent de les dissuader, saisissent des casques, des fusils qu’ils brisent et jettent à terre. Stoppés en arrivant à la rue de Carouge, les soldats reculent, battent en retraite. Ils sont poursuivis par une cinquantaine de manifestants qui tentent, sans succès, de fraterniser. La troupe s’arrête devant le Palais des expositions (aujourd’hui Uni Mail), à moins de 200 mètres de la caserne. Elle se dispose en arc de cercle, face aux quelques manifestants et à des dizaines de badauds passant sur le carrefour.

Tout va très vite. A 21h34, après une première sommation que personne n’entend, le premier-lieutenant Raymond Burnat, avec l’accord du major David Perret, donne l’ordre de feu: «Un coup, tirez bas, feu!» La fusillade dure 10 à 15 secondes. 102 cartouches de fusil, 30 de fusil-mitrailleur, 15 de pistolets fusent, à quelques mètres des manifestants. Des tirs partent à l’horizontale, certaines recrues tirent en l’air. Henri Fürst, président du Parti communiste qui tente de saisir un fusil-mitrailleur, a la tête éclatée. Albert Clerc, syndicaliste et fraiseur, venu voir son fils qui fait partie de la troupe, est tué sur le coup. Onze autres personnes, dont beaucoup de badauds, sont blessées à mort. Elles décéderont dans les heures qui suivent. La police dénombre 65 blessés. Il y en a probablement une centaine.

Les blessés sont amenés dans les bistrots d’en face. Au Café des Sports notamment, là où se trouve une succursale UBS aujourd’hui. Des premiers soins y sont donnés. L’hôpital Butini, situé juste à côté et réservé aux femmes, refuse de s’occuper des victimes. Ce sont des hommes. A la pharmacie populaire de Carouge, l’assistant de garde ce soir-là accueille lui aussi des blessés. Il reconduit à la porte les agents de la police de sécurité venus prendre leurs identités. «Messieurs, ces gens sont là pour être soignés», leur lance-t-il avec aplomb.

La Pierre.
La Pierre a été déplacée en 2018 sur les lieux de la fusillade. Au fond, le bâtiment d’Uni Mail, construit sur l’emplacement de l’ancien Palais des expositions, là où les recrues s’étaient disposées en arc de cercle avant de tirer. © Olivier Vogelsang

 

Dirigeants et militants ouvriers arrêtés

Le lendemain, l’armée fait appel à des bataillons genevois et valaisans pour maintenir l’ordre. Les accès à la caserne sont bouclés et protégés. La loi martiale est proclamée. Les autorités ordonnent l’arrestation de Léon Nicole et de militants accusés d’atteinte à la sûreté de l’Etat. La propagande officielle se met en place: l’armée a agi en état de légitime défense, face à une émeute révolutionnaire. Le mouvement ouvrier réagit, des manifestations de soutien ont lieu dans d’autres villes du pays. A Genève, une grève générale, suivie par plus de 12000 personnes, a lieu le 12 novembre. Les enterrements se déroulant ce jour-là mobilisent aussi les foules.

Six mois plus tard s’ouvre le procès de Léon Nicole et de 17 autres inculpés devant les Assises fédérales. Sept d’entre eux, dont Nicole, seront condamnés à des peines de 2 à 6 mois de prison pour avoir «provoqué la foule à former un attroupement et à résister en commun à l’autorité par des voies de fait».

Ces événements marqueront l’histoire de Genève, et celle de la Suisse. Les détails et les suites politiques et mémorielles de cette terrible répression sont à découvrir dans le livre (voir ci-dessous) illustré de nombreuses photos, affiches et coupures de presse, et enrichi de témoignages oraux, paru à l’occasion du 90e anniversaire de la fusillade.

Exposition temporaire.
L’exposition temporaire, organisée par le Comité du 9 novembre 1932 et le Collège du travail, a été placée sur un lieu de passage pour que les Genevois se réapproprient leur histoire. © Thierry Porchet

 

Couverture du livre.

L’ouvrage 9 novembre 1932. Répression meurtrière d’une manifestation ouvrière à Genève, de Patrick Auderset et Gabriel Sidler, a été édité par le Comité du 9 novembre 1932 et le Collège du travail. Il peut être commandé au prix de 10 francs plus les frais de port sur le site collegedutravail.ch ou en écrivant à info [at] collegedutravail.ch (info[at]collegedutravail[dot]ch)

«On a tiré sur la foule, sans raison aucune»

Le rendez-vous est donné devant la salle communale de Plainpalais. Une vingtaine de personnes s’y retrouvent pour participer à l’une des balades historiques mises sur pied à l’occasion des 90 ans de la fusillade du 9 novembre 1932 (voir L’ES du 26 octobre). Les syndicalistes Jacques Robert d’Unia et Georges Tissot du Sit sont présents pour partager la mémoire de cette fusillade inconnue de beaucoup. A leurs côtés, Patrick Auderset, historien et coordinateur du Collège du travail.

Le parcours n’est pas long, mais passionnant. De la salle ayant accueilli le meeting fasciste, la balade remonte la rue de Carouge jusqu’au barrage posé par la police, avant d’obliquer sur la gauche. Là où les recrues ont été bloquées par les manifestants. Puis, elle progresse sur le lieu d’un autre barrage, empêchant l’accès à l’arrière de la salle. Un peu plus loin, on découvre l’emplacement des cafés ayant accueilli les blessés. On arrive ensuite sur l’esplanade d’Uni Mail, bâtiment construit là où se trouvait le Palais des expositions. C’est à deux ou trois mètres de la façade que les recrues se sont disposées face à la foule, avant de tirer. La Pierre commémorative, déposée en 1982 en catimini à quelques pas de là, a été déplacée en 2018 à l’endroit où les victimes sont tombées. Devant la Pierre, un des participants entonne le chant saluant les soldats du 17e Régiment de Béziers qui, en 1907, refusent de tirer sur des vignerons révoltés et mettent la crosse en l’air. Moment d’émotion…

Pourquoi les soldats ne sont-ils pas rentrés à la caserne, située juste derrière le Palais des expositions? «C’était une question d’honneur, ils ne voulaient pas d’un retrait, d’une débandade», soulignent Jacques Robert et Georges Tissot, faisant allusion aux déclarations ultérieures du lieutenant ayant donné l’ordre de tirer. Georges Tissot poursuit: «Ils ont tout fait pour dire que c’était le début d’une révolution. Mais ceux qui ont molesté les soldats et piqué leur fusil ne les ont pas utilisés. La panique l’a emporté.» Et d’évoquer un autre témoin, correspondant du Manchester Guardian, qui dira peu après les faits: «Dans ma longue expérience, je n'ai pas connaissance d'un cas où l'on a tiré sur la foule avec aussi peu de raisons. Bien plus, sans raison aucune.»

Participants à la balade historique.
Premier arrêt de la balade, le long de la rue de Carouge, où une chaîne avait été installée pour empêcher les manifestants d’approcher la salle communale. © Thierry Porchet