Au bistrot du Mélar Dit, dans le Finistère, un couple se tient derrière le comptoir. On les appelle «patron» et «patronne». Mais le vrai patron est le comité d’une société coopérative. Ce bistrot est donc l’œuvre de tout un village
J’arrive à Locmélar, 480 habitants, un mercredi humide entrecoupé d’averses qui rappellent qu’on va immanquablement vers l’hiver. Je pousse la porte du bistrot du Mélar Dit, sur la place du village. Et je m’assois à l’une des deux tables qui occupent la partie droite de l’établissement, face au bar. A gauche, il y a l’épicerie. Car oui, c’est un bar-épicerie. Je commande un rooibos au jeune homme derrière le comptoir. Florian.
On est au sud de Morlaix, dans le Finistère, sur le versant nord des monts d’Arrée. Ce massif montagneux à la géologie particulière vous donne la sensation de vous être échoués sur une île. C’est ici que deux sommets se disputent la consécration de point culminant de la Bretagne: 380 mètres d’altitude environ.
Pour l’heure, les habitués défilent pendant que je bois mon infusion au comptoir. J’observe le décor: les étagères contre les murs. Du chocolat, des produits bio ou non, des bières de la région, du vrac, des boîtes de conserve; un assortiment de denrées choisies pour contenter le plus de monde possible. J’apprends que les meubles sont principalement de seconde main, que le comptoir est un cadeau de la scierie d’à côté.
Je viens de rencontrer Florian Jehanno, dans sa doudoune bleue. Et à travers le passe-plat, derrière lui, j’aperçois des cheveux châtains repliés sous une pince. Ce sont ceux de Margot Neyton qui s’active en cuisine. Le couple gère le bistrot-épicerie. Ils n’ont pas d’employés; les employés, ce sont eux; et leur patron, le comité d’une Société coopérative d’intérêt collectif (Scic): vingt associés prennent part aux décisions et soutiennent le couple dans leurs choix.
Le Mélar Dit est donc le projet d’un village: la Mairie, le couple de gérants, les habitants. Je rencontre Pierre-Yves Moal, maire au moment de la création du bistrot. Il explique: «A l’époque de la création, nous nous sommes dit que la Scic nous laissait un droit de regard, c’était rassurant. Ce n’est pas une volonté de contrôle de l’affaire, ce n’est pas dans ce sens. Mais s’il le fallait, on pouvait dire qu’on n’était pas d’accord. Au début, les autres maires me disaient: “Dans quelle galère tu te lances?” Maintenant, des élus viennent nous rencontrer. Tout le monde est à la recherche de la recette. Et elle n’est pas facile à dupliquer. Il faut que le projet soit adapté aux besoins du village.»
La Mairie, membre de la Scic, a acquis ce bâtiment, ancienne maison paroissiale, puis obtenu des financements pour les travaux de rénovation. Un long parcours a mené à une collaboration fructueuse entre les autorités communales, les gérants et le cabinet d’architecture qui a réalisé la transformation. Grâce à ça, il se passe quelque chose à Locmélar aujourd’hui. Ce quelque chose, c’est le fameux lien social, un fil qui unit les habitants.
Manutention et newsletters
Au quotidien, Florian et Margot s’occupent entre autres de l’approvisionnement de l’épicerie et du bar. Tout au long de la journée, ils se penchent, piétinent, portent, rangent, soulèvent, nettoient. Il y a un étage au bistrot et c’est là, face à l’escalier, dans une petite pièce vitrée, qu’ils rédigent aussi des newsletters, font de la compta, préparent des publications pour les réseaux sociaux, organisent des événements. Le chiffre d’affaires annuel du bistrot pour 2021 a été de 116000 euros, généré à moitié par l’épicerie et à moitié par le bar et les événements (pendant lesquels le bar fonctionne à plein régime). Grâce à ce modèle économique, ils sont parvenus à engendrer assez de recettes pour passer à deux salaires équivalents plein-temps en juillet 2021. Car ce café de village ne pourrait pas fonctionner sans les soirées et les activités qui attirent du monde de l’extérieur.
Musique irlandaise
Le soir, le bistrot se transforme parfois en salle de spectacle, de nouveaux visages apparaissent. Les publics s’entremêlent. Ce soir, il y a un concert de musique irlandaise à l’étage. Les musiciens sont assis à table, devant leur verre. Des violons, des flûtes, un bodhràn – tambourin irlandais –, un concertina – petit accordéon hexagonal –, un bouzouki. Debout ou assis, autour d’eux, des gens du village, des artistes, des vieux, des jeunes, des familles. Un couple déambule, avec énergie et bonne humeur, parmi les tables, plateau en l’air: Margot et Florian, qui servent à boire, apportent des planches apéro, s’assurent que tout va bien. La musique se mêle à l’ivresse, les excès du vendredi soir, le bruit, l’alcool, les rires font leur travail de soupape.
Le lendemain matin, je retrouve Margot et Florian à leur poste, un peu fatigués mais ravis. C’est pour voir des publics différents se côtoyer qu’ils ont longtemps rêvé d’un lieu comme celui-ci. «On s’est demandé: qu’est-ce qui rassemble le plus de gens? Et on s’est dit: le bistrot.» Avant de trouver ce village, ils ont visité une dizaine de cafés un peu partout pour se nourrir d’autres expériences. Leur rencontre avec la Mairie de Locmélar et le cabinet d’architecture les a décidés à se lancer ici.
Aujourd’hui, ils se mettent corps et âme au service du Mélar Dit, tout autre projet de couple étant exclu pour l’instant. Agés de 32 et 35 ans, ils sont issus du monde associatif, proches de ce qu’on appelle l’économie sociale et solidaire (ESS). Un jour, ils ont décidé d’abandonner leur clavier d’ordinateur, pour se lancer le défi de créer un bistrot. «Désormais, je veux la vivre, cette économie, je ne veux pas de grands mots, dit Margot. J’ai envie d’utiliser des petits mots. On veut servir d’exemple pour du concret. Certains termes déconnectent de la réalité: “développement durable”, “transition”, “résilience”. Ce sont des termes en vogue.»
Et voilà que déboule Jean-Claude, à vélo, habitué assidu. Il entre dans le café et Florian lui sert un verre de rouge. Ils font un brin de causette, parlent de la météo («Je n’ai jamais trouvé de meilleur “starter” pour discuter», me dira Florian par la suite). Des clientes entrent et s’attablent, on discute bruyamment en breton. Plus tard, le calme est revenu. Penché sur sa table, Jean-Claude lit le journal. Florian s’approche et demande:
«Alors, les nouvelles sont bonnes?
– Ils veulent interdire la chasse le dimanche, mais c’est le dimanche qu’on chasse!
– Mais la balade, c’est aussi le dimanche! Alors, comment on fait? Comment on va concilier tout ça? C’est compliqué...»
Il questionne, l’air de rien; d’autres clients écoutent distraitement, Florian semble dans son élément, à susciter des réflexions, inciter à l’échange tout en restant neutre.
Je sors, et me retrouve devant la façade aux volets bleus, comme un décor de village. Un homme sort du café et se plante sous l’enseigne du bistrot, les yeux en l’air, le téléphone collé à l’oreille. «Allô? Ouais, c’est moi. Est-ce que ça te dit de me rejoindre au bar de Locmélar? Ça s’appelle... Le... Mé-lar-Dit... C’est très sympa, les gens sont chouettes. Il y a l’église, à côté, c’est beau.»
ICI BAZAR
Reportage réalisé en automne 2021 au bistrot Le Mélar Dit, à Locmélar (Finistère, France). Cet article est la version condensée d’un reportage en immersion de 32 pages, réalisé pour la revue Ici Bazar. Cette revue, qui explore le sujet du travail, a suspendu ses parutions pour réorganisation. Cet article est donc le dernier de la série.
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