Une étude du chercheur suisse Aris Martinelli montre que l’organisation mise en place par les multinationales conduit à une dégradation des conditions de travail
Avec Le capital et le travail dans les chaînes mondiales de valeur, le chercheur Aris Martinelli montre que les réseaux mis en place par les grands groupes industriels et les multinationales dans le cadre de la mondialisation peuvent conduire à une précarisation généralisée des emplois, un éclatement des collectifs de travail et à un recul des syndicats. L’ouvrage est issu d’un travail de thèse en socioéconomie, soutenue en 2021, basée sur l’étude de deux entreprises suisses de l’industrie des machines et de sous-traitants, et forte d’une soixantaine d’entretiens de dirigeants, de salariés et de syndicalistes. Interview.
Pouvez-vous décrire brièvement ce que sont ces chaînes mondiales de valeur (CMV) et la place qu’elles occupent dans notre économie?
A partir des années 1970, dans un contexte économique de crise de profitabilité et de débouchés, et ensuite à la faveur de changements technologiques et politiques, tels que la chute de l’URSS et l’ouverture de la Chine, de grands groupes ont restructuré leur production à travers la fragmentation des étapes de production. Celles-ci sont désormais articulées partout dans le monde, depuis la conception d’un produit jusqu’aux phases de vente et d’après-vente, en passant par le processus d’approvisionnement de la production. Les CMV sont de plus en plus dominantes dans nos économies, elles déterminent plus de la moitié des échanges mondiaux. Ce que j’ai voulu montrer dans le livre, c’est qu’une CMV n’est pas seulement une séquence de cette production, c’est une forme d’organisation productive basée sur l’exploitation des entreprises subordonnées et des travailleurs qui produisent la valeur des produits finis. L’objectif d’une entreprise leader qui contrôle une CMV est de s’approprier des segments plus rentables (design, composants à haute valeur ajoutée, expertise logistique, etc.), de trouver les meilleurs sous-traitants sur les plans du prix et de la qualité et d’en tirer de la plus-value.
L’exemple d’Apple est parlant. Le siège de l’entreprise est en Californie, c’est là que réside la conception et la production de pièces à haute valeur; le reste, soit 90% des tâches, est externalisé. Des composants proviennent d’Europe, de Corée du Sud et du Japon, alors que l’assemblage est réalisé en Chine. Selon une étude, si 750000 salariés participent à la production des iPhone, seulement 60000 sont des employés directs d’Apple. La firme tire des profits surtout grâce à sa capacité à contrôler l’organisation de cette chaîne en imposant des standards techniques et économiques aux firmes subordonnées. Ainsi, presque 60% des marges reviennent à Apple, tandis que les usines chinoises doivent se contenter de 2%.
Quant à la Suisse, elle est historiquement parmi les pays les plus intégrés du monde dans les CMV, on estime que la part du commerce au sein des CMV représente la moitié du PIB et que plus de 65% de valeur ajoutée est captée à travers la participation aux CMV. L’industrie des machines est emblématique de cette intégration, qui s’accroît depuis la crise des années 1990.
Quels sont les impacts de cette organisation de la production sur l’emploi et les conditions de travail?
Un rapport de l’OIT montre qu’à partir des années 1990, les emplois liés aux chaînes mondiales de valeur (CMV) sont en hausse continue. Cela représente aujourd’hui plus de 20% de l’emploi mondial. En Suisse, on estime que 1,2 million d’emplois sont liés aux CMV et 3,1 millions d’emplois à l’étranger sont associés à des biens destinés à la demande finale en Suisse.
La théorie officielle et le discours des organisations supranationales, telles que la Banque mondiale ou le FMI, veulent que les CMV soient bénéfiques pour l’emploi, c’est l’idée de la mondialisation heureuse. L’intégration des entreprises subordonnées permettrait d’enclencher une logique d’apprentissage positive, d’acquisition de technologies, de gain de parts de marché, d’augmentation des profits et d’amélioration des conditions de travail. Dans mon livre, je montre que, derrière cette dynamique apparente, le déploiement des CMV favorise en réalité une précarisation généralisée des emplois. Si le recentrage sur le corps de métier des firmes leaders implique une hausse de l’emploi qualifié et une destruction des emplois moins qualifiés et «productifs» – même si dans certaines régions des niches de compétences persistent, comme dans l’industrie suisse –, l’effet positif pour l’emploi dans les firmes subordonnées est limité aux grands sous-traitants spécialisés, alors que, dans ceux de petite taille et à faibles marges, souvent localisés dans le Sud, les conditions de travail se dégradent. Cela permet aux entreprises leaders d’obtenir une baisse des coûts. Les CMV englobent plusieurs formes d’exploitation, y compris les plus brutales issues de l’économie informelle et domestique, par exemple dans le secteur du textile.
Dans l’industrie suisse, on voit bien la dégradation des conditions de travail, d’abord dans les firmes leaders dont le personnel qualifié se déplace souvent auprès des firmes subordonnées pour superviser une production fragmentée, ce qui allonge leur journée de travail, déqualifie le travail et engendre une insécurité de l’emploi accrue en raison des restructurations permanentes des CMV. Chez les fournisseurs et les sous-traitants, l’emprise des firmes leaders implique une hausse des cadences et du temps de travail à la suite d’une stratégie délibérée qui consiste à négocier des contrats avec un nombre d’heures réduit afin de garder les relations avec l’entreprise donneuse d’ordre, ce qui engendre aussi une souffrance accrue parmi le personnel. On cherche toujours l’entreprise qui peut produire bien, vite et à bas coût, on peut résilier les contrats du jour au lendemain, même s’ils sont établis depuis longtemps. J’ai comme exemple une multinationale étasunienne installée en Suisse qui, pour du travail de maintenance de turbines, a utilisé une filiale en Europe de l’Est pour remplacer une PME suisse. Un autre exemple est cette grande entreprise suisse qui s’est beaucoup appuyée sur un sous-traitant nord-européen pour construire une nouvelle gamme de machines; elle a suggéré à celui-ci d’investir, mais une fois que cette machine était développée, elle a cherché à la faire produire en Chine. C’est ce que j’appelle du braconnage du grand capital.
Vous évoquez aussi un éclatement des collectifs de travail, un recul de la solidarité, des syndicats et de la conflictualité…
Les chaînes mondiales de valeur (CMV) érodent les bassins de recrutement pour les syndicats dans les pays d’origine des firmes leaders, la production se déplace dans des pays où la tradition syndicale est moins développée. L’organisation en CMV est utilisée par le management pour mettre la pression, il y a une mise en concurrence sur les prix et les qualifications, un chantage à l’emploi. Si on n’accepte pas de travailler plus, on risque une délocalisation. Cela a un effet sur la solidarité. Auparavant, la production était localisée dans une région où on pouvait se rencontrer, aujourd’hui, elle est articulée sur cinq continents. Comment dès lors définir un intérêt commun parmi les travailleurs? Le déploiement mondial des CMV a mis en lumière le décalage qui existe entre les stratégies managériales et le périmètre d’action, et même de réflexion, des syndicats. La Suisse n’est pas épargnée. Même s’il existe des fédérations syndicales internationales et des structures de négociations intra-étatiques, leur portée est limitée et ce que l’on voit dans notre pays, ce sont toujours des mobilisations réactives à la suite d’une restructuration. On agit tardivement sur un segment de la CMV et pas sur l’ensemble.
Comment alors maintenir un rapport de force favorable aux travailleurs?
Il n’y a pas de solution clé en main. Il est important de prendre conscience de la complexité des chaînes mondiales de valeur, de faire un mappage à partir des produits représentatifs, de commencer à tisser des liens avec les sous-traitants et les employés des sites logistiques où sont stockées les pièces intermédiaires, d’alimenter un travail de terrain, de manière préventive, pas pour négocier un plan social. C’est un travail de longue haleine. Il faut voir aussi comment le mouvement syndical peut impulser une régulation publique des CMV et les mettre aux services des besoins des travailleurs et pas des grandes firmes leaders. Il faudrait peut-être intervenir de manière plus incisive, comme les ONG qui ciblent des entreprises avec différentes méthodes. Lors de la campagne sur l’initiative pour des multinationales responsables, les syndicats n’ont pas développé un argument propre, ça aurait été l’occasion de dire que l’exploitation n’est pas qu’une affaire morale et ne concerne pas seulement les pays du Sud. Il faut surtout chercher à constituer un rapport de force au niveau international. Les récentes mobilisations dans le secteur de la logistique et les mouvements populaires contre l’action des multinationales ouvrent la voie. Ce que montre le livre, c’est que le capital a réussi à s’organiser au niveau international et que les rapports sociaux se jouent donc à cette échelle.