Les identités plurielles de la metteuse en scène Leili Yahr font écho à ses œuvres entre recherches politiques et poétiques
Difficile de savoir par quel bout tirer le fil rouge du parcours protéiforme de Leili Yahr. Peut-être en remontant à la rencontre improbable de ses parents? Dans les années 1970, son père texan quitte les Etats-Unis. Virtuose de guitare, il atterrit à Genève pour se former à la rythmique Dalcroze, une pédagogie musicale par le corps. Sa mère, elle, abandonne son Iran natal, direction la Zambie, puis les Etats-Unis, avec son premier mari. Quand elle se sépare de ce dernier, elle s’installe en Suisse, avec sa fille aînée. Et c’est dans le hameau de Loc près de Sierre que les deux immigrés se rencontrent.
Leili naît en 1980. Elle grandit à Sion, puis passe une année au Texas. «J’avais 6 ans, on vivait au centre-ville de Dallas, on entendait des coups de feu, des histoires de kidnapping, ma mère n’a pas supporté…» La famille revient dans la tranquillité helvétique et s’installe à Montreux. A la maison, l’anglais, le farsi et le français se mélangent; et la musique est omniprésente. Leili fait du piano, de la danse classique, du théâtre, puis des études universitaires en philosophie avec un mémoire sur Platon – le début de sa passion pour la culture grecque; en sciences politiques, où elle développe ses connaissances sur le Moyen-Orient; et en cinéma, avec un focus sur les films iraniens.
Parallèlement à l’Université de Lausanne, elle se forme au butô avec des maîtres japonais entre la Suisse, Paris et New York. «Entre le théâtre et la danse, cet art a permis aux Japonais, dans les années 1960, de contester la culture américaine…», explique celle qui ne cesse d’explorer. Si sa carrière aurait pu être académique, elle choisit finalement le chemin des arts tout en convoquant la philosophie, la sociologie et la politique, et depuis quelques années le cinéma, dans ses diverses œuvres.
Parcours atypique
En 2004, Leili Yahr crée la compagnie de danse-théâtre Elektra, collabore, entre autres, avec le Théâtre du Galpon, puis fonde la compagnie Kaleidos en 2012. Depuis une douzaine d’années, elle se consacre donc à la mise en scène. «J’ai un parcours atypique. Je n'ai pas suivi une formation type d’une école de théâtre, donc je dois travailler un peu plus que les autres, créer mon propre chemin», explique-t-elle.
En 2015, elle foule pour la première fois la terre iranienne. «Ma mère n’était pas retournée dans son pays d’origine depuis 43 ans. C’était un voyage intense. Je me suis reconnectée à la grande lignée de femmes fortes de ma famille.» A son retour, elle collabore avec le réalisateur Daniel Wyss sur son documentaire Ambassade qui dépeint le rôle diplomatique tenu par la Suisse lors de la Révolution iranienne de 1979, avec la prise d'otages à l'ambassade des Etats-Unis. Un thème que Leili Yahr décline dans une pièce, The Glass Room, en 2021. La même année, à l’aune de ses 40 ans, elle donne naissance à sa fille. «Depuis, je dois être beaucoup mieux organisée. Je vais davantage à l’essentiel. Mon mari est mon soutien No 1. C’est grâce à lui que j’arrive à faire tout ce que je fais, en plus de me nourrir très bien, car il est cuisinier de métier», sourit la gourmande. Travailleuse acharnée, elle aime aussi la fête, les rencontres entre amis, refaire le monde dans son petit appartement lausannois où règne un joyeux chaos…
«J’aime naviguer dans des milieux différents, entre les classes sociales et les corps de métiers, comprendre l’univers d’une chanteuse ou d’un ancien président. J’ai appris dans ma famille à ne pas avoir de préjugés. Quand j’étais enfant, nous étions invités chez Barbara Hendricks, dans sa maison à Clarens. Nous parlions avec elle comme avec sa femme de ménage…»
La philo pour les enfants
Depuis 2017, la férue de philosophie a mis sur pied, avec sa collaboratrice Corinne Galland, un programme pour amener les enfants à débattre et à réfléchir sur la société. «Notre projet “La Philo en Jeux” dans des classes, des bibliothèques, des musées, des théâtres, a pour objectif de développer l’esprit critique. Nous nous posons les questions que se pose l’humanité depuis 2500 ans: comment vivre ensemble? Comment réussir à se mettre à la place de l’autre? L’Antiquité grecque nous donne des pistes, c’est l’un des berceaux de notre humanité, avec d’autres en Inde, en Chine, en Afrique…»
Ces questions se retrouvent dans son spectacle, LES PERSES, en majuscule, où s’entremêlent recherche documentaire, témoignages, poésie, musique, chants, dans trois langues – français, grec ancien et farsi –, portées par des décors et des costumes majestueux.
«En septembre 2022, j’ai été bouleversée par ces femmes qui sont sorties dans les rues de Téhéran et par le soutien de la part des hommes à leur mobilisation. Parallèlement, j’étais en train de lire Les Perses, la plus ancienne tragédie qui nous soit parvenue du Grec Eschyle.» Deux points de vue, deux combats, deux époques que Leili Yahr rassemble sur scène. Son spectacle transmet les témoignages d’Eschyle et de femmes iraniennes immigrées en Suisse. «L’une d’elles parle de sa traversée des montagnes entre l’Iran et la Turquie en portant son enfant. Une autre de son métier de gérante de société de taxis dans son pays. Le ski nautique pratiqué par des femmes pendant la période du Shah est aussi évoqué…», précise la metteuse en scène, qui sait qu’il lui sera risqué, voire impossible, de retourner en Iran, tant que le régime ne sera pas tombé.
Leili Yahr ajoute: «J’aime créer des spectacles qui touchent la tête, le corps et les tripes. D’où ma collaboration avec le compositeur Blaise Ubaldini, car la musique est l’un des moyens les plus puissants pour cela.» Après douze représentations au Théâtre du Loup à Genève, le spectacle sera joué le 24 février au Théâtre Benno Besson à Yverdon, puis le 15 mars à Nuithonie à Villars-sur-Glâne. Si elle espère trouver d’autres lieux, elle réfléchit déjà à un nouveau spectacle, basé sur un conte perse, destiné prioritairement aux enfants.