"Nomadland" de Chloé Zhao, "Les 2 Alfred" de Denis Podalydès et "De la cuisine au parlement" de Stéphane Goël sont à découvrir dans les salles obscures
On se reverra sur la route...
Oscar du meilleur film 2020, Nomadland roule à la rencontre des nouveaux nomades, les laissés-pour-compte de la crise des subprimes. Une fiction éblouissante et plus vraie que nature à travers le grand Ouest américain
A 61 ans, Fern, victime de la crise économique de 2008, a tout perdu: son mari, sa maison, son travail et même sa ville. Une ville-entreprise minière du Nevada littéralement rayée de la carte et démunie de ses habitants et de son code postal. En désespoir de cause, Fern se lance dans une vie de nomade, sillonnant le pays à bord de sa camionnette qui devient aussi sa maison, à la recherche de jobs saisonniers qui lui permettront de survivre jusqu’à la retraite. Manutentionnaire chez Amazon durant les Fêtes, nettoyeuse dans un camping l’été venu, restauration rapide ou encore récolte de betteraves, rien n’effraie la sexagénaire, qui est prête à tout pour subsister. A l’invite d’une collègue, elle participe à un rassemblement de nomades dans le désert d’Arizona. Fern y découvre alors une communauté de laissés-pour-compte qui, comme elle, parcourent les Etats-Unis et vivent sur la route. Au contact de ces Linda, Bob, Dave ou encore Swankie, elle apprend les techniques de base de la survie et de l’autosuffisance. Mais surtout, elle va rencontrer des personnes au grand cœur, une écoute, et se reconnecter progressivement avec la nature et la liberté.
Pour le tournage de son troisième long métrage, la réalisatrice Chloé Zhao s’est entourée d’une équipe réduite au minimum, dans le but de se fondre du mieux possible parmi la communauté au centre de l’histoire. Car la cinéaste chinoise – deuxième femme seulement à avoir remporté l’Oscar de la meilleure réalisation, pour ce film – a fait appel à de véritables nomades pour l’interprétation de la quasi-totalité des personnages. Un choix fort et qui donne au récit densité, hyperréalisme, et vient mettre en lumière les exclus d’une société. «Je me suis vraiment sentie plus aimée, plus désirée et plus appréciée en faisant ce film que je ne l'ai jamais été dans ma vie», affirme Swankie, une des comédiennes.
Hommage aux baby-boomers
En adoptant par ailleurs le point de vue d’une sexagénaire, c’est aussi une certaine génération que Chloé Zhao vient saluer. «Il y a de l’âgisme dans ce pays, un préjugé contre les histoires de personnes âgées et de personnes à la périphérie de la société», explique-t-elle. Et un producteur de renchérir: «On a promis à la génération des baby-boomers que, si elle faisait ceci et cela, tout irait bien jusqu'à l'âge de la retraite. Il est clair que cela ne s'est pas passé et ne se passe toujours pas ainsi. Le filet de sécurité s'est déchiré, et beaucoup de gens passent à travers. Et pourtant, cette situation s'inscrit dans la tradition de la brutalité de l’individualisme américain.»
Outre son caractère réaliste et social, Nomadland est également une invitation à un retour aux sources et à une nature oubliée. Quand l’immensité des paysages ouest-américains s’étend à perte de vue, la musique appelle à la méditation et à la réflexion.
Et la cinéaste d’ajouter: «Une grande partie de l'évolution de Fern est d'apprendre à vivre au grand air. En vivant dans une camionnette, elle est de plus en plus exposée à la nature, à sa beauté et à son hostilité, à sa capacité à se reconstituer et à guérir.» Une certaine manière de redéfinir le rêve américain…
Nomadland, de Chloé Zhao, dans les salles en Suisse romande depuis le 9 juin.
«No child» pour le «reacting process»
A travers les yeux d’un quinquagénaire employé d’une start-up branchouille, Bruno Podalydès dresse, dans Les 2 Alfred, le portrait facétieux d’un monde du travail qui va mal. Humour et fantaisie au rendez-vous!
Ancien responsable dans une imprimerie d’enluminures, à 50 ans Alexandre est désormais chômeur mais également jeune papa. Tourmenté par son banquier, il a deux mois pour prouver à sa femme, en mission à bord d’un sous-marin, qu’il est en mesure d’être autonome financièrement. Sur un malentendu, il décroche un poste de reacting process – lui-même ne sait pas ce dont il s’agit – chez The Box, une start-up très tendance. Problème: le dogme de l’entreprise, c’est «No child! – Pas d’enfant!» et Alexandre n’aura d’autre choix que de mentir pour conserver son emploi. Dans ses péripéties, il rencontre Séverine, son explosive supérieure, et Arcimboldo, un rêveur optimiste qui multiplie les petits boulots à coup d’applis. Pour faire face à la violence et à la cruauté d’une société pas si éloignée de la nôtre, le trio n’aura alors d’autre solution que de se serrer les coudes.
Régression et anglicismes
Fidèle à son univers farfelu et loufoque, mais empreint de nostalgie, Bruno Podalydès dépeint, dans Les 2 Alfred, un monde du travail burlesque, mais finalement pas si caricatural qu’il en a l’air. Les tables de ping-pong y deviennent des bureaux, les trampolines des tables basses, alors que les fontaines à bonbons remplacent les distributeurs de boissons et que les réunions sont appelées «galettes des kings». «Ce sont des espaces très régressifs, très infantilisants qui correspondent à des buts de management très pensés», explique le réalisateur et scénariste français. Le cinéaste s’amuse également à utiliser un charabia managérial – postponer, dropper, go-between, one-to-one, etc. – fait d’anglicismes et d’abréviations dont se gargarisent les employés de The Box. «C’est une langue qui donne à celui qui la parle une absurde illusion de contrôle, de pouvoir… Pur langage de domination. Il est nécessaire de s’en moquer et de faire naître chez ceux qui la parlent le sentiment de leur ridicule», poursuit Bruno Podalydès.
Comédie glaçante
Mais si on rit beaucoup, sous ses allures de comédie, Les 2 Alfred tire un constat glaçant et vient surtout mettre le doigt sur les absurdités d’un monde qui part à la dérive. Inhumanisation et digitalisation galopantes, ubérisation du marché du travail ou encore caractère périmable des salariés sont autant de dérèglements de notre société dénoncés ici. Une société dans laquelle les employés disent maintenant être en mode «travail» ou en mode «vacances»: «Nous commençons à nous prendre pour des machines», constate le réalisateur. Et la violence de son propos est d’autant accentuée par la douceur et la candeur de son personnage principal. Qui, lors de son entretien d’embauche, met naïvement en avant ses qualités d’honnêteté, de gentillesse et d’indulgence dans une entreprise qui affiche sur ses murs «Be a warrior, not a worrier» (Sois un guerrier, pas un angoissé). Dans cet univers intraitable, la solidarité et l’amitié naissante entre les personnages viennent heureusement donner une note d’optimisme. «Tous unis vous ne risquez rien!» leur rappelle d’ailleurs une jeune stagiaire.
Les 2 Alfred, de Bruno Podalydès, sortie en Suisse romande le 16 juin.
Un siècle de luttes
Dix ans après une première mouture, Stéphane Goël revient avec une version augmentée de son documentaire De la cuisine au parlement. Un film qui retrace le combat des Suissesses vers le suffrage féminin et au-delà
C’est une épopée longue de plus d’un siècle que nous propose de revivre le réalisateur lausannois Stéphane Goël. Une épopée qui a mené les Suissesses De la cuisine au parlement et qui est retracée à travers les témoignages de militantes, de politiciennes et d’historiennes. Face au cinéaste, elles partagent, avec force mais aussi avec humour, les grandes lignes du mouvement, des éléments d’histoire ou des anecdotes personnelles. Si les pionnières ne sont malheureusement plus là pour témoigner – quatre générations se sont battues pour obtenir le droit de vote –, on les retrouve au travers de nombreux documents d’archives. Des photographies et des vidéos qui viennent leur rendre hommage, mais qui permettent surtout de s’immerger dans la Suisse d’alors avec des interventions de citoyens ordinaires. Grâce notamment à des micros-trottoirs, des reportages dans les campagnes ou des cafés, on découvre – pour ceux qui en doutaient encore – l’évolution des mentalités durant ces dernières décennies. Des propos qui, aujourd’hui, prêtent à sourire et viennent illustrer avec cynisme et ironie les récits des intervenantes. Ces archives révèlent aussi le ton condescendant de certains hommes politiques, mais surtout des journalistes de l’époque, incapables de s’extraire de l’image de la femme au foyer. «Quand faites-vous vos courses?» demande l’un d’eux, sourire en coin, à la radicale genevoise Lise Girardin, première femme nommée à la mairie d’une grande ville en Suisse… Et le cinéaste de rappeler que «si le système politique suisse n’a pas facilité les choses, ce sont avant tout les hommes qui ont dressé d’innombrables obstacles pour ralentir l’accès des femmes à leurs droits de citoyennes».
14 juin 2019 célébré
Mais pourquoi donc proposer une nouvelle version d’un film documentaire à peine dix années après sa sortie? C’est la question que l’on est tenté de se poser alors que le film s’apprête à retrouver les salles obscures. La réponse du cinéaste est toutefois simple: en une décennie «tout a changé». En 2011, le 40e anniversaire du suffrage féminin avait été célébré dans une relative indifférence, notamment dans les médias. «Ce qui s’est passé ces dernières années, c’est sans doute une prise de conscience de la fragilité des acquis de l’égalité. La libération de la parole liée aux questions de consentement et de violence sexuelle […], la pérennité des inégalités salariales, la résistance des plafonds de verre, l’absence de parité dans les mondes politiques, académiques ou médiatiques ont mené à l’organisation de la plus grande mobilisation féminine qu’ait connu notre pays, le 14 juin 2019», analyse le Lausannois. Son documentaire méritait donc bien une nouvelle mouture augmentée d’une demi-heure pour célébrer cet événement, rappeler les revendications actuelles et porter les combats à venir.
De la cuisine au parlement – édition 2021, de Stéphane Goël, sortie en Suisse romande le 16 juin.