Les eaux sombres de la chimie
Dans Dark Waters, le cinéaste américain indépendant Todd Haynes met en scène le combat d’un avocat, lanceur d’alerte, contre un puissant groupe chimique. Une histoire vraie sur plusieurs décennies qui dénonce l’envergure d’une menace pour la santé publique
A la fin des années 1990, l’avocat et associé d’une prestigieuse étude, Robert Bilott (Mark Ruffalo) est approché par Wilbur Tennant, un agriculteur de Parkesburg en Virginie-Occidentale (Etats-Unis). La famille Tennant, qui cultive de vastes terres depuis plusieurs générations, voit en effet périr progressivement son bétail dans des circonstances obscures: les vaches deviennent agressives, leur pelage est couvert de lésions, leurs yeux sont cerclés de rouge, leurs dents sont noircies et une bave blanche coule de leur mufle. L’éleveur est convaincu que ces phénomènes sont liés à des fuites toxiques provenant d’un centre d’enfouissement où une usine gérée par le mastodonte de la chimie DuPont déverse ses déchets. Courageusement, l’avocat, spécialisé dans la défense des industries chimiques, va changer de camp pour s’attaquer à un géant du secteur. Au bout d’une année de travaux de consultation d’archives, Bilott va commencer à identifier le vrai problème, à savoir un produit chimique non réglementé et non référencé: l’acide perfluorooctanoïque, un composé du téflon. Durant les années qui suivront, l’avocat va se battre afin de faire éclater la vérité sur la pollution mortelle due à cette substance, au risque d’y perdre sa carrière, sa famille et sa santé.
Dans la lignée d’un cinéma de «dénonciation» qui veut alerter sur les abus de pouvoir, les intimidations et les manœuvres des puissants pour étouffer les affaires, la réalisation de Dark Waters («Eaux sombres», ndlr) trouve son origine dans un article du New York Times Magazine de 2016. Interpellé par cette histoire, le comédien et producteur engagé dans les questions écologiques Mark Ruffalo portera le projet et prêtera ses traits au protagoniste. Complexe à fictionnaliser, le scénario fourmille d’informations techniques, scientifiques, juridiques et environnementales et réussit, grâce notamment à une division chronologique claire, à être captivant et digeste pour le public, sans être pour autant simpliste. En n’évitant pas quelques travers scénaristiques godiches propres à un certain cinéma américain notamment lorsque le héros se retrouve dans son intimité familiale, le film fait preuve en revanche d’un réalisme saisissant dans son illustration d’une campagne étasunienne grise, froide, ingrate et rigoureuse.
Mordre la main nourricière?
Mais c’est bien dans la représentation de ce personnage de lanceur d’alerte que le long métrage se distingue. Ebranlé dans ses convictions sur le monde de l’entreprise, l’avocat va progressivement consacrer toute son énergie à dénoncer ce scandale sanitaire, vent debout contre la firme, mais également contre ses collègues attentifs à leur image dans l’industrie chimique et toute la communauté de Parkesburg. Cette dernière se montre en effet soucieuse de ne pas froisser une société, main nourricière de la ville, qui fournit de très nombreux emplois et finance généreusement les institutions. Et même lorsque la vérité éclate, les habitants, qui se sentent redevables envers DuPont, demeurent incrédules et ne peuvent imaginer que cette entreprise peut leur faire du mal. Un mal qui pourtant se traduit notamment par d’innombrables cancers parmi les anciens employés et d’effrayantes déformations chez les enfants d’anciennes ouvrières ayant travaillé au plus près de la substance incriminée. L’isolement de Bilott ne fera dès lors que se renforcer au fil du long métrage, mettant en évidence la nécessité de protéger des lanceurs d’alerte ostracisés qui se battent pour faire éclater la vérité face à un système qui les broie. Et ce d’autant que les pratiques dénoncées dans Dark Waters restent d’une terrible pertinence aujourd’hui, ainsi que le souligne son réalisateur: «Ce film est d’une brûlante actualité par rapport à ce qui se passe aujourd’hui dans la sphère politique, dans la sphère environnementale et dans la sphère juridique. Les engagements en matière d’amélioration de la qualité de l’eau et de l’air, ou en faveur des espèces en voie d’extinction ou du changement climatique n’ont jamais été respectés. Du coup, nous devons faire face à ces enjeux à l’heure actuelle.»