Marie-Eve et Pierre-Etienne, néopaysans, élèvent des moutons dans le Morbihan. Ils vivent et travaillent à la ferme, en couple. Entre action et réflexion, ils gardent le cap d’une agriculture modeste, respectueuse, garante de leur autonomie
Il ne reste que l’os. Ma côtelette d’agneau est terminée, avalée. Un étrange délice. Puisque depuis quelques jours, je côtoie les bêtes qui deviennent cet aliment. Ce sont les bêtes dont s’occupent Marie-Eve et Pierre-Etienne Rault, couple d’éleveurs dans le Morbihan, à Bubry – à peine 3000 habitants. Leur ferme se situe dans un bocage verdoyant. Des parcelles herbagères, une rivière, un peu de blé, un verger, un potager: au total, 25 hectares de terre vallonnée.
Juillet, c’est l’époque de la sélection des agneaux. Le jour de mon arrivée, j’entre dans la bergerie pour assister au tri. Marie-Eve et Pierre-Etienne doivent dans un premier temps choisir les quinze agnelles qui deviendront les futures brebis allaitantes. Les autres seront destinées à la viande. Le couple forme des enclos à l’aide de claies en bois avant de procéder au tri. Toutes les agnelles patientent dans un même espace. De là, un couloir formé par les claies les amènera à un portillon de tri à double direction où elles seront aiguillées une par une. A droite iront celles qu’ils gardent; à gauche, les autres. Au milieu du troupeau, le couple observe la conformation des bêtes, c’est-à-dire leurs formes, et se réfèrent aux lignées généalogiques. Quand ils se décident pour une agnelle, Pierre-Etienne en marque la tête avec un crayon à bestiaux rouge. A garder. Et pour celles qui ne sont pas marquées, je connais le verdict: à manger. Bientôt, je les accompagnerai à l’abattoir, mais là tout de suite, je préfère ne pas y penser. N’anticipons pas.
Un après-midi, après le repas, on discute autour de la cafetière italienne et du gâteau breton de la vaste question de la mise à mort des animaux, inhérente à notre alimentation carnée. Leurs deux voix se répondent, en écho parfois. On revient sur le tri des agnelles, l’intransigeance de ce geste avec le marqueur rouge et leur sentiment de responsabilité, leurs états d’âme. Pierre-Etienne: «Il y a une violence dans notre métier d’éleveurs. Cette violence, elle n’est supportable que s’il y a du sens derrière, que ça s’inscrit dans le système de la ferme. Non? Qu’est-ce que t’en penses, Marie?» Marie-Eve: «Je ne parlerais pas de violence, mais de contrainte. Tu te fabriques une carapace, tu mets de la distance, c’est une protection. Je ne développe rien avec les agneaux, il n’y a pas de lien, pas d’attachement.» Pierre-Etienne a signé un essai sur le sujet: Végano sceptique – Regard d’un éleveur sur l’utopie végane (2017, Editions du Dauphin). «Les débats avec les véganes m’ont montré qu’ils connaissaient mal les animaux d’élevage. Mais l’explosion du véganisme dans les années 2010 et les nombreux débats qui allaient avec ont permis quelques questionnements inédits chez les éleveurs. Par contre, je suis convaincu que le véganisme est né et se nourrit de l’industrialisation et qu’il n’aurait plus lieu d’être sans cette industrialisation.»
Berger, bergère
Marie-Eve, 39 ans, est née à Béziers; et Pierre-Etienne, 38 ans, à Nantes. Pendant qu’elle entrait à l’Ecole d’ingénieurs de Purpan, à Toulouse (anciennement Ecole supérieure d’agriculture), lui intégrait l’Ecole de la marine marchande à Marseille. Puis, alors qu’il faisait ses premières expériences en mer, elle devenait chargée de mission pour une organisation professionnelle agricole en région parisienne, avant d’être happée par l’action. Elle découvrit l’élevage et partit dans une communauté alternative du Jura suisse[1], où elle expérimenta la transhumance, apprit la tannerie. D’errances en expériences agricoles, Marie-Eve et Pierre-Etienne se rencontrèrent dans le Vercors, couple de bergers destiné à travailler ensemble. A la naissance de Suzanne, leur première enfant, Marie-Eve sentit qu’elle avait besoin d’une grotte. Ce serait à Bubry. Ils emménagèrent en 2013, se marièrent et leur fils Josua vint au monde. Pendant longtemps, ils ont touché le RSA, revenu de solidarité active et, depuis 2020, ils sont parvenus à générer un bénéfice. Leur chiffre d’affaires annuel s’élève aujourd’hui à 53000 euros. La viande leur rapporte la moitié des recettes; la tannerie et la boulangerie, l’autre moitié.
Le jour que je redoutais est arrivé: la ferme est plongée dans la pénombre matinale, il est 6 h 30. Marie-Eve et Pierre-Etienne sont en train de charger quatre agneaux dans une remorque. Je monte à bord du multivan avec Marie-Eve, vêtue de ses bottes en caoutchouc et de sa combinaison de travail: la cotte vert kaki. On roule avec le chargement vers l’abattoir. Quarante-cinq minutes plus tard, on entre dans l’enceinte. J’ai la sensation de pénétrer dans une boîte noire. La réputation de ces lieux, dont nous avons une vision déformée, empreinte d’atrocité, de cruauté, colonise malgré moi mon imaginaire.
Marie-Eve nuance le tableau en me parlant à plusieurs reprises de la convivialité de l’équipe, la taille de l’abattoir extrêmement précieuse à ses yeux, du côté humain, incarné, qui fait de la mise à mort un acte ni anonyme ni banal ni pesant. Elle manœuvre son véhicule pour coller la remorque à la bouverie, sorte de salle d’attente pour animaux à l’extérieur du bâtiment. Les employés de l’abattoir apparaissent, vêtus de leurs bottes, charlottes, tenues chirurgicales qui m’évoquent l’univers de l’hôpital bien plus que celui de la ferme. Marie-Eve décharge elle-même ses quatre bêtes qui continuent à bêler dans la bouverie, à l’air libre, pendant qu’elle va nettoyer son véhicule à la station de lavage un peu plus loin dans l’enceinte. Une étape obligatoire. Je ne suis pas autorisée à en voir plus. On quitte les lieux.
Marie-Eve revient à l’abattoir vers 10h, pour récupérer les peaux de ses agneaux dans un fût en plastique. Considérées comme des déchets (au même titre que les dents, les oreilles ou les viscères), elles encombreraient l’abattoir si personne ne les récupérait. On repart. La route défile et nous voici de retour à la ferme où Marie-Eve part préparer les peaux. Au fur et à mesure, un partage des tâches s’est imposé entre elle et Pierre-Etienne. Lui: la mécanique, l’entretien des espaces extérieurs, le fournil. Elle: la tannerie, le potager, le troupeau – même s’ils prennent à deux les décisions concernant les moutons. Mais dans leur quotidien, il n’y a pas d’emploi du temps. «On suit les injonctions de la nature, dit Marie-Eve. Tout à coup, par exemple, il y a un amoncellement de peaux à tanner. Ou alors, Pierrot voit les fougères, qui sont toxiques pour les moutons, ça le démange et il sort la débroussailleuse.»
Le dernier jour, je descends vers le champ en bord de Sarre, la rivière qui coule non loin de chez eux. Les remous et les reliefs du terrain donnent de la texture à l’eau. Je me sens hors du monde, me laisse bercer. Des papillons jaunes se déploient tout autour. «Maman, j’ai vu neuf poissons! Neuf!» C’est la voix de Suzanne qui a plongé la tête sous l’eau avec ses lunettes de natation. Elle, du haut de ses 8 ans, voudrait devenir maraîchère.
[1] Le printemps de Claudia, émission Passe-moi les jumelles, RTS, 2016. On y découvre Claudia, qui a formé Marie-Eve à la tannerie, à Soubey, dans le Jura suisse. Claudia évoque l’enjeu de l’équilibre à trouver lorsqu’on travaille en couple, parle de son rapport à la nature.
ICI BAZAR
Reportage réalisé du 28 juin et le 18 juillet 2021 à Bubry (Morbihan, France). Cet article est la version condensée d’un reportage de 32 pages, réalisé pour Ici Bazar, revue qui explore un autre monde du travail, plus humain.
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