Brésil: «Notre tâche est de sauver des vies»
Alors qu’un triple fléau frappe la population – la pandémie, le retour de la faim et un président «génocidaire» –, le Mouvement des sans-terre distribue des centaines de tonnes d’aliments dans les quartiers pauvres
Au Brésil, crise sanitaire, paupérisation et insécurité alimentaire forment un triangle létal attisé par la politique négationniste du gouvernement Bolsonaro. Cette conjoncture dramatique a forcé le Mouvement des sans-terre (MST) à revoir ses priorités, explique Neuri Rossetto, membre de la direction nationale du plus grand mouvement social du pays. Délaissant temporairement les mobilisations de masse, ses militants et militantes prodiguent matériel et conseils sanitaires dans les campagnes et les périphéries urbaines. Et distribuent des centaines de tonnes d’aliments à la population appauvrie.
Plus de morts que jamais
Le 16 mars, le nombre de décès dus au coronavirus a dépassé la barre des 280 000 au Brésil. Un bilan probablement en deçà de la réalité en raison du faible nombre de tests. La population pauvre et noire paie le plus lourd tribut – avec 3285 morts au 26 février, les favelas de Rio comptaient plus de morts du virus que 162 pays*. Et le bout du tunnel est loin. La première quinzaine de mars a été la plus létale depuis le début de la pandémie.
Politique «génocidaire»
«Bolsonaro mène une politique génocidaire. Et il essaie de normaliser ces milliers de décès, en prétendant qu’ils répondraient à une “loi de la nature”», dénonce Neuri Rossetto. Alors que les morts s’accumulent parmi les files d’attente des unités de soins intensifs débordées, le dirigeant Jair Bolsonaro favorise les attroupements, bloque l’accès aux vaccins, fait campagne contre les masques et les mesures sanitaires décrétées par les Etats ou les villes.
Aux antipodes de cette logique mortifère, le MST a décidé de montrer «qu’il est possible de sauver des vies». Pour éviter de propager la pandémie, les sans-terre ont temporairement renoncé aux mobilisations de masse. Dans leurs campements et lotissements ruraux (les assentamentos), qui regroupent plus de 350000 familles, ils appliquent une «quarantaine productive», combinant travail dans les champs et mesures sanitaires.
En parallèle, le mouvement a intensifié sa solidarité avec la population des périphéries urbaines. Dans les quartiers oubliés par les gouvernants, ses militants prodiguent conseils et formations en matière d’hygiène. Ils distribuent aussi masques et gel hydroalcoolique, produits maison. Les populations les plus démunies, comme les sans-toit, sont ciblées en priorité.
Pour un mouvement composé d’agriculteurs et d’agricultrices, sauver des vies «c’est aussi et surtout distribuer des aliments à celles et ceux qui ont faim». Spectaculairement réduites par les politiques sociales développées sous la présidence Lula, les situations d’insécurité alimentaire grave ont repris l’ascenseur, touchant plus de dix millions de Brésiliens en 2018. Un drame aggravé depuis par la hausse du chômage et l’inflation qui touche les biens alimentaires de base.
Face au retour de la faim
Dans ce contexte, le MST a multiplié les distributions de nourriture à la population appauvrie: près de quatre tonnes d’aliments répartis entre mars et décembre 2020, plus 700000 paniers-repas. «Avant de conquérir un lopin de terre, beaucoup de nos membres ont souffert de la faim. Aujourd’hui nous retournons à la population, au moment où elle en a le plus besoin, la solidarité dont elle a fait preuve avec nous» explique Kelli Maffort, dirigeante nationale du mouvement. Cette solidarité concrète a aussi une valeur pédagogique, à l’heure où tout pas vers la réforme agraire est rendu impossible par un gouvernement aux ordres des grands propriétaires: «Cela montre que la redistribution des terres aux travailleurs permet de produire des aliments sains, qui nourrissent la population.»
La vie contre la mort
Le contraste est fort avec les prospères firmes de l’agrobusiness, qui dominent la majeure partie des terres agricoles au Brésil. Si leurs exportations ont décollé en 2020, ces riches transnationales n’ont en revanche pas distribué un kilo de nourriture à la population, dénonce Neuri Rossetto.
Leur contribution se situe ailleurs: grâce à un lobbying intense, ces entreprises ont obtenu l’autorisation d’utiliser des centaines de pesticides auparavant interdits (975 exactement depuis l’entrée en fonction de Bolsonaro, le 1er janvier 2019, jusqu’à décembre 2020!), souvent hautement toxiques.
La vie contre la mort. Un résumé du carrefour où se trouve le plus grand pays du continent latino-américain.
Article paru dans le journal Services Publics du 19 mars 2021.
*Carta Capital, 26 février 2021.