Le SMS reçu par Ruedi Saurer, le secrétaire général de la Manip (Mission d’action novatrice de l’industrie privée) était péremptoire: «Ruedi, on arrête tout. Annule la commande de baby-foot. Le vent a tourné.» C’était signé C. C-C, pour Carine Cordonnier-Cavin, dite Triple C, la directrice des RH de la Manip. Qui assistait en direct à un séminaire de cadres où le management par le bonheur en entreprise venait de se faire descendre en flèche. Et par qui, je vous le demande, à vous qui n’en savez rien? Par Julia Florence de Funès de Galarza, petite-fille de Louis de Funès. Nooon? Si! Elle fait beaucoup moins de grimaces que son grand-père, mais elle ne met pas de gants, la philosophe de l’entreprise (Nooon? Si!): « Ce n’est pas avec des formations débilitantes où les gens font du Lego ou du Kaplan ensemble pour voir s’ils ont l’esprit créatif que l’entreprise de demain sera le lieu de l’innovation et de la performance. Je ne parle même pas du bonheur au travail ou du bien-être en entreprise qui est le summum de l’absurde.» Paf! aurait dit le grand-père. Notez que, toute philosophe de l’entreprise (Nooon? Si!) qu’elle soit, Julia de Funès aurait peut-être dû bosser sa logique formelle un poil de plus. Parce que, lorsqu’elle constate qu’à son avis, il n’y a jamais eu autant de mal-être dans l’entreprise alors que jamais les managers n’ont fait autant d’efforts pour le bien-être des salariés, elle estime que c’est le management qui rate sa cible. On pourrait inverser la causalité et prétendre que c’est parce qu’il y a beaucoup de mal-être dans l’entreprise que les managers font tous ces efforts…
Quoi qu’il en soit, cela ne faisait pas rigoler Triple C, dont tout le personnel de la Manip pensait que rien, du reste, ne pouvait la faire se marrer. Pas même Louis de Funès et Bourvil dans La grande vadrouille, avec ou sans Big Moustaches et «Tea for two». Et là, ce renversement imprévu de la doctrine managériale, au moment où la Manip avait décidé de faire le pas vers le bonheur en entreprise, quelle tuile! Bon, vous me direz qu’en tant que responsable des ressources humaines de la Manip, Triple C devait s’attendre à ce changement de pied. Le management faisait ça cycliquement depuis son invention. Un coup, on élève la contrainte productive, un coup, on câline le personnel. Un coup le bâton, un coup la carotte. L’essentiel est que les ânes avancent, non? Pour cela, le dosage carotte/bâton dans la durée est essentiel. Parce que ces ânes d’employé·e·s sont des grand·e·s sensibles. Nooon? Si! Figurez-vous que si vous les chargez trop sans leur donner les moyens pour le faire, eh ben… Eh ben, quoi? Eh ben paf! Le burn-out! En revanche, si vous leur confiez des boulots peinards, eh ben… Eh ben, quoi? Eh ben paf! Le bore-out! Le quoi? Le bore-out, l’ennui, l’épuisement, la dépression. Nooon? Si! Attends, attends, c’est pas fini! Parce que si on leur colle un job un peu trop à la con, tu sais quoi? Ils font un brown-out. Charmant anglicisme désignant à l’origine une coupure d’électricité. Le brown-out, c’est quand t’as plus de jus, parce que ton job n’a pas beaucoup de sens. Et attention, n’allez pas croire que ça concerne que les jobs à deux balles. Même le DRH qui voit sa prime augmenter à chaque fois qu’il licencie ou fait des coupes budgétaires finit par se demander si tout cela a vraiment un sens. Nooon? Si! Il est vrai que les chiffres d’un bilan réconfortent un peu moins qu’une tape dans le dos et un verre pris au bistrot, mais quand même, ce personnel, c’est d’un chétif de chez chétif…
Mais pour en revenir à la petite-fille du grand comique, titulaire d’un doctorat en philosophie et d’un diplôme d’études supérieures spécialisées des RH, elle avait aussi constaté que le travail devenait un moyen et plus une fin, voire, pire, une obligation sociale. Oh, alors ça, c’est nouveau dis donc… Mais non, partez pas en haussant les épaules et en grommelant que si on ajoutait trois mois de stage dans un dépôt d’Amazon aux études de philosophie de l’entreprise, on s’éviterait de telles «bœuferies»! – Je dis bœuferies, parce qu’y a pas de raison que ce soient toujours les ânes qui casquent.
Allez, revenez, vous avez raté une marche: tout ce tintouin sur la perte de sens au travail, les distributions gratuites d’Haribo à la pause, les Chief Happiness Officers, le salarié qui s’en va malgré tous les baby-foots du monde, c’est pas pour vous et moi. C’est pas pour les prolos normaux, les salarié·e·s du commun, c’est pour les jeunes talents! La génération Y des jeunes talents qui veulent s’éclater en entreprise! Et qui se tirent parce qu’ils trouvent ces boîtes trop barbantes, avec leur fixette sur les dividendes! Y veulent du fun les Y. Ce qui rassura Triple C. Parce que, franchement, créer des boulots intéressants, pour tout le monde, fallait pas pousser non plus.