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De claviers et de cors

L’inspection du travail joue un rôle central pour la protection des travailleurs. Inscrits dans la Convention No 81 de l’OIT de 1947, des dispositifs de contrôle étatique se sont développés un peu partout. Couvrant des domaines plus ou moins larges, les inspecteurs peuvent ordonner des interruptions de travail ou prononcer des sanctions ou alors se limiter à la prévention et au conseil aux entreprises. Les études convergent: là où les syndicats sont forts et le droit de participation des travailleurs est étendu, les inspections jouent un rôle plutôt subsidiaire. Pour le dire avec les mots d’un ancien président d’Unia, qui comparait l’action syndicale à la virtuosité d’un pianiste, et celle des dispositifs étatiques (en Suisse) au jeu du cor: la maîtrise des 88 touches d’un clavier permet de garantir un éventail plus large de protections qu’un dispositif légal minimal composé de trois touches.

Un projet de recherche des Hautes écoles de travail social de Lausanne et de la Suisse italienne s’apprête à analyser le système d’inspection suisse, qui semble représenter un cas un peu à part. Il se distingue, d’un côté, par une forte implication des syndicats dans l’exécution d’une partie de la règlementation du travail et une faible centralisation étatique de l’appareil de contrôle; de l’autre, le droit du travail ne prévoit que peu de possibilités de participation dans les entreprises, reléguant souvent l’action syndicale à des interventions depuis l’extérieur. Dans l’ensemble, il en résulte une politique basée sur une forte logique d’autocontrôle des entreprises et peu de sanctions envers ces dernières. Le Conseil fédéral a récemment confirmé cette orientation en répondant à une interpellation de Pierre-Yves Maillard que «la tâche de prendre les mesures nécessaires pour protéger les travailleurs incombe aux employeurs. (…) Un contrôle systématique de la totalité des entreprises n'est en revanche pas prévu par la loi.»

Au-delà des différences entre pays, la dynamique politique d’en réduire la voilure semble commune à toutes les inspections: la Confédération européenne des syndicats (CES) a dénoncé l’année dernière une baisse importante du nombre d’inspections sur le continent entre 2010 et 2019, alors que la pandémie a démontré l’importance, parfois vitale, de la protection des travailleurs et que de nombreux défis nécessiteraient son renforcement. La précarisation des relations de travail, des évolutions organisationnelles (sous-traitance, plateformes, télétravail, etc.) ou environnementales (canicule) font émerger de nouveaux risques tout en compliquant la surveillance des entreprises. La recommandation de l’OIT d’un inspecteur pour 10000 travailleurs est peu respectée, à l’exception notable de Genève qui l’a inscrite dans la loi grâce à la campagne syndicale pour l’inspection des entreprises.

La CES parle d’une véritable «crise de l’inspection du travail comme service public», à laquelle se superpose la perte de représentativité et de capacité de mobilisation des syndicats européens. Mais ceux-ci commencent à réagir: en Espagne, ils ont soutenu en début 2023 la grève des inspecteurs pour plus de ressources, alors qu’en Allemagne, ils se sont battus non seulement pour l’introduction d’un salaire minimum légal, mais aussi pour le renforcement de son dispositif de contrôle, abandonnant ainsi la focale sur une politique conventionnelle qui protège toujours moins de salariés. Quand le clavier perd des touches, mieux vaut parfois joindre sa voix à un concerto pour cors.