De la philosophie des Lumières à la presse virtualisée
Virtualisation des moyens de diffusion médiatique: des publications papier basculent sur Internet, ou des pressions sont exercées dans ce sens. Or je perçois en ce thème un parallèle étonnant. Il suffit d’être un peu rétrospectif.
Quand le courant de pensée dit des Lumières advint au XVIIe siècle à partir de la France, par le biais d’intellectuels comme Descartes, Spinoza, Locke, Bayle ou Newton, une césure essentielle en résulta dans la mentalité puis la pratique quotidienne des publics européens. On s’y mit à distinguer l’esprit de la matière en considérant que le premier, qui caractérise par définition l’humain, surplombe et gouverne la seconde qui caractérise par définition le reste du monde.
Cette vision des choses entraîna bien sûr tout un bouquet de conceptions nouvelles. Par exemple, les animaux s’en trouvèrent illico pensés non plus comme des «co-vivants» mais comme nos «frères inférieurs», selon l’expression consacrée qui est à vrai dire d’une violence et d’une perversité diaboliques. Quant à la «nature», elle devint comme une instance extérieure voire comme une «chose» que nous pourrions gérer, exploiter, coloniser, domestiquer, rectifier et même détruire selon nos besoins exclusifs et magistraux.
Or cette représentation du monde et de notre espèce, accouchée par les Lumières, est aujourd’hui largement contestée par ceux qui méditent notre époque en fonction de ces faits brutaux que sont le réchauffement climatique et notre dévastation de la planète. Selon Bruno Latour, Philippe Descola, Baptiste Morizot ou Claude Lévi-Strauss, entre autres, l’idée que l’humain jouisse d’une primauté sur le reste du Vivant est même l’une des plus insoutenables que nous puissions encore perpétuer.
Le seul fait d’évoquer «notre environnement», d’ailleurs, révèle que nous situons encore ce dernier «autour de nous», en conséquence d’un instinct patiné par des siècles de calcification mentale. Comme si nous étions le centre ou le pivot gouverneur, à la façon du dresseur d’animaux sur sa piste de cirque. Alors que nous sommes nous-mêmes un simple élément-fragment de ladite nature et du dit environnement – à l’instar du ver de terre ou de l’oiseau.
C’est à ce point du raisonnement que je reviens au thème de la presse en m’efforçant de procéder par analogie, en considérant la publication publiée sur papier comme étant la matière (même si l’intelligence y règne), et la publication virtualisée sur Internet comme étant l’esprit selon Descartes, Spinoza, Locke, Bayle ou Newton au XVIIe siècle.
De quoi me poser ces questions: entre le journal papier et le journal virtualisé, quelles déperditions? Quelle «perte de Vivant»? Ou quelle «catastrophe climatique»?
Bien sûr, d’excellentes publications de presse, dédiées autant à l’information qu’au commentaire établis l’un et l’autre par un grand art de l’enquête, ne sont nées que sur Internet en y rayonnant dans certains cas jusque dans la presse classique, d’ailleurs, qui les cite. Mediapart est l’exemple emblématique de cette réussite en France.
Il n’en reste pas moins que le passage du papier au virtuel est souvent problématique, la «perte du Vivant» ou la «catastrophe climatique» ayant à voir avec les éléments suivants. Je pense d’abord au travail accompli par les journalistes au bénéfice des lecteurs. Comprenons ici que le papier, c’est un terrain. Métaphorique, certes, mais où des productions poussent dont les journalistes sont les cultivateurs. Car on écrit pour le papier comme on laboure et sème. Avec un soin quasi paysan que j’estime incomparable, selon mon expérience, avec le soin plus fluide suffisant pour écrire sur Internet – qui est précisément une absence de terrain. Sur cet Internet où tout est fluidifié par le voisinage des réseaux sociaux, périssable à très court terme et presque effacé d’avance.
D’ailleurs les lecteurs savent ou pressentent tout cela, qui peuvent lire leurs articles sur le papier en fonction de leur rythme perceptif et réflexif avant d’y revenir à leur gré. Un comportement rarissime sur Internet, dont la vocation n’est pas celle d’être un support patient.
Et puis ceci: les processus de virtualisation, dans la presse, entraînent souvent la modification des instances éditoriales elles-mêmes. Il s’y produit immanquablement un glissement qui substitue, aux Anciens aux yeux de qui l’information fabriquait le citoyen, des Modernes biberonnés davantage au marketing anglo-saxonné qu’à la moindre culture un tant soit peu distanciée.
Mais percevoir toutes ces tendances, quelle tâche, mes amis! Une condition de survie mentale, pourtant, sur les toboggans de notre époque.