Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

Diffusion sur tous écrans

Trois visages de Jafar Panahi

Quels chemins emprunte un film pour rencontrer «son» public? La voie qui reste royale de l’écran d’une salle avec, ici, Trois visages; la présentation dans un festival qui précède le passage sur le petit écran – Ondes de choc; et le contact direct grâce à Internet – Le 5e cavalier. Petit écran et web sont utiles pour les pays à la cinématographie modeste comme la Suisse…

C’était quoi, hier, il y a, disons cinquante ans, un film? Des bobines de pellicule, souvent en 35 mm de largeur, pesant parfois jusqu’à vingt kilogrammes, à introduire dans deux imposantes machines, des projecteurs cachés dans une cabine qui envoyaient images et sons dans une salle obscure, sur un très grand écran blanc, devant des centaines de sièges parfois mais rarement tous occupés. Un long métrage moyen dure environ 90 minutes. Les créateurs savaient tirer parti de l’ampleur de l’image, de la richesse des sons, des bruits, du poids des mots.

Puis est venue la télévision, qui aurait pu conserver certaines des exigences créatrices du cinéma, même avec une réduction considérable de la dimension de l’image, en perdant le travail de haute couture, celui de la beauté exprimée par de multiples détails.

Tout a basculé ces vingt dernières années avec l’accès à l’audiovisuel sur des supports de plus en plus petits, des tablettes au téléphone portable dont l’écran se met parfois à ressembler à un timbre-poste.

Voit-on sur son portable de quelques centimètres carrés le même film que lorsqu’il est projeté sur l’écran géant de la Piazza Grande à Locarno? Accède-t-on encore à la beauté d’une image, la finesse d’un son, la subtilité d’un dialogue sur son portable? Peut-être en est-on venu à admettre que l’audiovisuel est gratuit, en oubliant qu’il faut pourtant payer une redevance ou contracter un abonnement pour recevoir la télévision sous diverses formes. L’accès au «produit» audiovisuel s’est démocratisé en empruntant des pistes de plus en plus nombreuses.

Un temps d’arrêt estival permet de mettre en avant trois formes d’accès à la portée de presque tous pour n’importe quel «film», y compris dans sa dimension créatrice.

La voie royale reste le grand écran d’une salle de cinéma qui projette un film comme Trois visages de Jafar Panahi.

La télévision se fait intense consommatrice de séries dont les épisodes sont censés être vus séparément les uns des autres. Il en va ainsi d’une collection de quatre films de soixante minutes environ, regroupés sous le titre d’Ondes de choc signés de quatre réalisateurs romands, Bron, Mermoud, Meier et Baier.

Enfin, la complicité entre la RTS et le festival Nifff de Neuchâtel a permis l’existence d’une web-série suisse de neuf épisodes destinés en principe à une diffusion sur internet, Le 5e cavalier de J. D. Schneider.

 

Le 5e cavalier de J. D. Schneider – Suisse

 

Le Nifff, festival de plus en plus international au fur et à mesure des années, qui se déroule en juillet à Neuchâtel, s’est associé à la RTS pour accueillir des projets de séries web, destinés à une exploitation sur internet prioritairement. Le 5e cavalier gagne le concours en 2017. Une série de neuf épisodes, chacun d’une durée oscillant autour des sept à huit minutes, vient de faire l’ouverture du festival de 2018.

Voici comment la production résume le sujet: «Suite à une opération de police qui tourne au bain de sang, des dépouilles de gardes suisses pontificaux sont découvertes dans une cave. Alors qu'on cherche à les éliminer discrètement, un surveillant de nuit fait basculer le monde dans l'horreur. Quatre cavaliers fantomatiques sèment la terreur sur leur passage…»

La réalisation respecte l’esprit du projet initial: pas la moindre volonté de parodie. On est dans le premier degré et on y reste. On s’y trouve très à l’aise.

Certes, une web-série est un produit audiovisuel dont les numéros sont en principe destinés à être projetés, un par un, jour après jour ou semaine après semaine. Présenter neuf épisodes dans un festival les uns à la suite des autres, avec comme élément de transition au début de chaque épisode une voix qui formule des questions ou énonce des remarques est une première prise de risque, celui de l’insistance pour bien faire comprendre ce qui précède.

Pour ma part, j’ai pris la peine de regarder les numéros les uns après les autres, en laissant un temps plus ou moins long entre chacun d’eux. C’est bien pour cette forme de consommation qu’une web-série est construite.

On se promène dans de vraies rues, où passe, sur un vrai cheval un vrai cavalier. On pénètre dans les inquiétants décors du CERN. De ce premier degré jaillit ainsi le réel plaisir, celui du genre respecté, d’une histoire bien racontée. On aurait même voulu que le cinquième cavalier soit plus souvent présent.

Web-série à voir, de préférence donc, un par un sur:

https://www.rts.ch/fiction/9666691--le-5e-cavalier-une-webserie-creee-par-kennocha-baud-julien-dumont-et-jd-schneider.html

 

Ondes de choc – une collection de J. S. Bron, F. Mermoud, U. Meier et L. Baier –Suisse

On parle ici d’une collection de quatre films d’environ soixante minutes, signés de quadragénaires romands qui partent d’une fort belle idée, choisir un fait divers criminel et se livrer à propos de chacun d’eux à une mise en scène pour tenter de comprendre ce qui s’est produit dans la tête de certains protagonistes. On débouche ainsi sur des reflets d’un passé récent de la Suisse romande avec la sensibilité de 2018, témoignages d’une certaine forme de mal de vivre.

La volonté prise en compte dans ces lignes salue une proposition de production qui permet en une action commune de financer correctement quatre moyens métrages de quatre cinéastes qui sont du reste bien loin d’être des débutants. La structure même de la production de la collection lui aura donné, avant même le tournage de la première image, la garantie d’un premier et vaste public. Les quatre films ont été présentés il y a quelques semaines déjà sur le petit écran de la RTS. Ils viennent d’être rediffusés par Arte qui annonce de prochaines reprises en août.

Deux d’entre eux avaient déjà pris la température du public lors de leur présentation au festival de Berlin en janvier dernier. Evoquer aujourd’hui cette collection, c’est se féliciter d’une ouverture qui manque souvent aux créations audiovisuelles suisses nées pour et par la télévision. Les séries et les collections helvétiques restaient jusqu’ici un peu trop réservées aux petits écrans nationaux, même s’il faut parfois attendre de longs mois le passage dans les régions qui ne sont pas associées directement à la production.

Une présentation assurée dans d’autres pays, à travers TV5 Monde par exemple ou sur Arte, chaîne franco-allemande, attachée à la défense du cinéma d’auteur avec présentation précédant la projection, assure à la collection d’être vue en France et en Allemagne. Même une petite part de marché, comme celle d’Arte, en pourcentage, permet de rencontrer des dizaines de milliers de téléspectateurs, parfois même plusieurs centaines.

La presse française haut de gamme, comme Le Monde par exemple, ne s’intéresse guère aux télévisions francophones, la télévision belge (RTBF) y est plus souvent présente que le Québec ou la Suisse romande. Une demi-page récente sur Ondes de choc est un événement rare qui contribue à attirer l’attention sur une création romande, dépassant ainsi les frontières cantonales.

Petit classement personnel qualitatif: Prénom Mathieu (Baier) devançant d’un pouce Journal de ma tête (Meier), suivis de Sirius (Mermoud) et de La vallée, un peu décevant (Bron).

A noter que la Cinémathèque suisse, en restaurant avec l’aide de Memoriav une autre collection d’il y a cinquante ans le film Quatre d’entre elles de Champion, Reusser, Sandoz et Yersin, s’inscrit dans un courant qui attire l’attention sur le cinéma d’auteur d’hier. Cette réalisation sera présentée à Locarno, puis à Lausanne en septembre et distribuée en Suisse par la Cinémathèque.

 

Trois visages de Jafar Panahi – Iran

Que se passe-t-il pour un spectateur entré dans une salle sans savoir grand-chose de Trois visages, sinon qu’il est iranien et que le cinéaste a de sérieux ennuis dans son pays alors même que son film vient d’être primé à Cannes en mai dernier.

Trois visages: une jeune fille qui veut poursuivre sa formation d’actrice envoie à une actrice fort connue, appréciée pour ses rôles dans des séries populaires, un petit film numérique dans lequel elle décrit son suicide. Mais celui-ci avait peut-être un défaut de montage laissant planer des doutes sur la véracité de son témoignage. Serait-ce un moyen pour imposer sa volonté à sa famille, un appel à une aide complice, une astuce pour tromper tout le monde?

Une actrice se rend dans le nord du pays avec Jafar Panahi, le cinéaste avec lequel elle vient de terminer un autre film. Ils croiseront en chemin une ancienne interprète, célèbre comme une sorte de Shéhérazade, dont on ne voit pas le visage, réduite à une voix qui semble surgir d’un lointain passé. La voiture du cinéaste se transforme en studio. On y croisera un troupeau sur une route de montagne, découvrira une vieille dame installée dans sa prochaine tombe pour la «tester», etc. Le duo, souvent porteur de lunettes de soleil, arrive chez les parents de la jeune femme qui maintiennent leur opposition à la carrière de leur fille. Ces longues conversations permettent de passer d’une langue proche du turc au farsi.

Il y a longtemps que je n’ai pas vu un film aussi émouvant, aussi ambigu, aussi bien mis en scène, savant dans son mélange qui semble tenir du reportage, autant pour dresser un portrait que pour construire une fiction troublante où l’on ne sait plus ce qui sépare la réalité du fantasme, le mensonge de l’imaginaire poétique. Bref, du vrai, du grand cinéma!

Jafar Panahi est en quelque sorte retenu prisonnier dans son propre pays, n’osant pas le quitter. Il lui est interdit de tourner le moindre film durant une période de vingt ans. Oui, mais ces six dernières années, le cinéaste a réalisé quatre longs métrages, dont Taxi Téhéran, où déjà il transformait sa voiture en studio, ou Ceci n’est pas un film, tourné dans son appartement. Ses réalisations furent bien reçues dans différents festivals et circulent en Iran sous le manteau.

L’histoire d’une jeune femme à laquelle on interdit de pratiquer son métier et qui trouve le moyen de s’exprimer tout de même par des détours permet bien entendu au cinéaste de raconter sa propre histoire, avec une précision de documentariste, avec un réel plaisir pris pour contourner les interdits, à force de malice, mais qui tient finalement de l’acte de courage. Un défi lancé à ceux qui lui refusent le droit de s’exprimer.

Trois visages est un hymne, parfois souriant, mais en même temps douloureux, à la liberté pour laquelle il prend le risque d’une courageuse et sereine provocation créatrice.