Horticulteur itinérant, Thierry Schellenberger vend sur les marchés romands des kokedamas. Un art décoratif végétal originaire du Japon, tout en rondeur et en délicatesse. Reportage
Place Saint-François, Lausanne. Comme chaque jeudi, le marché prend petit à petit ses quartiers au pied de l’imposante église dominant la place pavée. Malgré un soleil généreux, l’air reste ce matin frais sous les effets d’une légère brise. Et les promeneurs encore rares. Casquette vissée sur la tête, short fleuri protégé par un tablier vert et T-shirt orange, sa couleur préférée, Thierry Schellenberger termine l’aménagement de son stand. L’horticulteur choisit avec soin la manière de disposer ces jolies plantes plongeant leurs racines dans des sphères végétales, comme autant de minuscules planètes vertes. Certaines sont juchées sur une échelle décorative, d’autres suspendues à la voûte de l’étal ou dressées sur des caisses en bois. L’homme de 47 ans veille à réunir les mêmes variétés, à marier harmonieusement les tonalités, créant un espace délicat et poétique. Encore quelques ajouts et le voilà prêt à accueillir la clientèle dans son jardin ambulant de kokedamas, signifiant, dans l’Empire du Soleil levant, «boules de mousse». «Cet art a été développé au Japon durant les années 1990 par une nouvelle génération de personnes modestes. Qui, en raison de la petitesse de leurs appartements, ont imaginé ces boules, pouvant être suspendues au plafond et ce sans souci de poids en l’absence de pots», explique Thierry Schellenberger, avant de présenter un échantillon de son offre. Œillets, géraniums, gueules de loup, anthuriums, thym, menthe, sauge, fraisier, cosmos chocolat, rudbeckia... composent un îlot de senteurs et de couleurs réunissant plus de cent propositions végétales, véritables œuvres d’art vivantes. Une palette de globes aux prix variant entre 12 et 250 francs pour le plus cher, un superbe érable du Japon.
Top secret!
«Je réalise des kokedamas d’intérieur, d’extérieur, avec des plantes grasses, tropicales, aquatiques, des vivaces, des arbustes, des herbes aromatiques, des fleurs comestibles... Il n’y a pas de limite», indique le passionné, qui précise acheter prioritairement ses plants auprès d’entreprises familiales locales, néanmoins sans se priver d’autres fournisseurs au besoin. Quant à la fabrication, elle se révèle plutôt simple. L’horticulteur, attentif à bien préserver les racines, fiche plantes et fleurs dans un substrat de terreau maison qu’il façonne en boule. «Le type de terre? Un mélange top secret», sourit-il malicieusement. Les sphères sont ensuite revêtues d’un chemisier de mousse égalisée aux ciseaux et ficelée. «Les kokedamas ont une durée de vie semblable à leurs homologues en pot. Au bout d’un an et demi, je propose aux acquéreurs de refaire gratuitement une plus grande boule.» L’entretien, assure le spécialiste, ne nécessite pas non plus d’avoir la main particulièrement verte. «Il s’agit d’abord de choisir le bon emplacement. L’arrosage s’opère par trempage avant de presser légèrement la sphère pour évacuer l’excédent d’eau. La fréquence dépend de la variété. Certains kokedamas sont néanmoins plus exigeants, demandant des pulvérisations quotidiennes, comme le calathéa», indique le quadragénaire, dont le stand se situe à un jet de pierre d’une fontaine. De quoi lui faciliter la vie.
Zénitude au rendez-vous
La petite place s’anime. Un accordéoniste de rue interprète des morceaux russes entraînants. «L’autre jeudi, il y avait un couple de chanteurs d’opéra. Magnifique», note l’horticulteur, avant d’être sollicité par une passante intriguée, figée devant son étal. La curieuse demande des explications, s’extasie, le complimente, promet de repasser plus tard... Laurence est pour sa part déjà venue la semaine dernière. «Je vais de nouveau vous dévaliser», lance-t-elle joyeusement, un sac de paddle sur le dos prêt à contenir ses achats. «Ce qui m’attire? La zénitude liée aux kokedamas, leur beauté, leur originalité, leur durabilité. Je les ai récemment découverts. J’ai aménagé chez moi un coin avec des bouddhas où ils s’intègrent parfaitement.» La jeune femme hésite, se saisit d’une boule, la repose et finit par choisir cinq spécimens: deux plantes vivaces et trois plantes grasses pour lesquelles elle demande des renseignements. «Si le feuillage est dodu, c’est qu’elle n’a pas encore soif, aux premières rides, il faudra l’immerger», lui explique Thierry Schellenberger, prodiguant moult conseils. Une attitude très appréciée par Laurence qui souligne l’amabilité et la disponibilité du commerçant, répondant également volontiers aux messages. Juste avant de partir, elle ajoute encore du thym. «Excellent en tisane mais aussi dans les salades, y compris de fruits», précise le spécialiste, attiré par le monde végétal depuis son enfance.
Le travail magique de la terre
«Mon grand-père cultivait un jardin potager et des fleurs. Il m’a transmis sa passion. Très tôt, j’ai su que j’emprunterais cette voie.» Originaire du Val-de-Travers, habitant aujourd’hui à Estavayer-le-Lac, Thierry Schellenberger, horticulteur et pépiniériste professionnel, entame sa carrière dans une entreprise du domaine. Dix ans plus tard, il démissionne par désamour de la routine. Il s’essaie ensuite au recyclage de vieux meubles avant d’effectuer un stage dans une fondation de réinsertion professionnelle où, au terme de plusieurs remplacements, il finit par être engagé. Il anime alors un atelier de bois et de verre, patientant de pouvoir en réaliser un autre en relation avec sa formation initiale. «Rien de plus magique, quand on rencontre des difficultés dans l’existence, que de travailler la terre. Nous cultivions des plantes et les vendions. C’est à cette époque que j’ai découvert les kokedamas.» Un changement de direction de l’institution vient toutefois chambouler la vie du maître socioprofessionnel qui s’est formé sur le tas et œuvre depuis de nombreuses années dans la structure. Licencié, Thierry Schellenberger prend un été sabbatique. «J’étais épuisé, j’ai adoré travailler avec cette population en rupture, mais c’était lourd aussi.» Durant ce congé, l’idée de se lancer en indépendant dans la création de kokedamas germe et finit par s’imposer comme une évidence.
Esthétisme et originalité
«Je les trouve si esthétiques et originaux dans leur pot végétal et je possédais les connaissances requises», argumente le fleuriste itinérant, actif dans la branche depuis trois ans. «Je travaille uniquement sur les marchés, à Lausanne et à Estavayer-le-Lac et quelques dimanches à Ouchy et à Cully, ainsi que dans des festivals et des foires, au coup par coup. Parallèlement, j’organise une dizaine de cours par an», précise encore Thierry Schellenberger entre deux visites à son stand. Essentiellement des femmes en cette matinée, même si, assure-t-il, la clientèle masculine partage cet attrait des kokedamas. Un langage floral universel aussi aux accents de forêt avec ces jolis écrins de mousse... K