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Du théâtre pour panser l'exil

Deux personnes jouent du théâtre
©Olivier Vogelsang

Les participants à l'atelier viennent d'Ukraine, d'Afghanistan, d'Iran ou du Vénézuela. Certains sont réguliers et le plaisir des retrouvailles est palpable.

Une septantaine d'exilés participent à un atelier de théâtre à Pully. Reportage en pleine création d'un spectacle qui sera joué à l'automne. Il aura pour fil conducteur la musique baroque et la musicalité des langues

Pully, un jeudi soir de répétition. Comme tous les quinze jours, des Ukrainiennes, Afghans, Iraniennes, Vénézuéliens de tous les âges se retrouvent pour un atelier de théâtre conduit par la compagnie Exalon et l'Association des bénévoles pour les requérants d'Asile du Lavaux. Certains sont réguliers et se connaissent bien. Le plaisir des retrouvailles est palpable. Tout à l'heure, la soirée se prolongera autour d'un verre – fruits, chips et boissons sont déjà prêts sur une table qui fait face à un clavier. Au-dessus, une fresque collective, faite de feuilles A4, dessinée lors d'un précédent atelier. Sur un tableau blanc, une main a tracé les mots Esperanza, Umit, Nadiya – «Espérance» en espagnol, dari, ukrainien.

La metteuse en scène Kim Crofts propose de commencer avec un exercice où un «suiveur» copie la gestuelle du «leader» pendant qu'il raconte une histoire en ukrainien, en dari, en lingala, en italien... Puis le suiveur reraconte ce que le leader a dit mais dans sa propre langue. Comme la plupart ne parlent ni ne comprennent les langues des autres, il s'agit d’inventer. Les éclats de rire emplissent la petite salle au moment des traductions en français, quand on compare l'histoire racontée et celle imaginée... «On est perdu quand on entend une langue qui nous est étrangère. Je voudrais recréer ça sur scène», précise la metteuse en scène. Les échanges sont rythmés par les «bip» et la voix synthétique de l'appli de traduction que Viktoriia Holosna, soprano et participante ukrainienne, utilise pour échanger.

Toucher l’âme

«Depuis qu'on a commencé avec ce groupe en janvier 2023, on a touché une septantaine de personnes, dont une douzaine sont régulières», précise Anne Colombini, qui a lancé en 2017 ces ateliers soutenus par le Bureau cantonal d'intégration. Elle les coordonne en tant que membre de l'Association des bénévoles pour les requérants d'asile du Lavaux (Abral), dans un local pulliéran de l'EVAM. «Quand Anne est là, les participants sont tout de suite à l'aise. Elle les connaît bien. C'est le liant de notre groupe!» observe la mezzo-soprano Arielle Pestalozzi, directrice artistique de la compagnie Exalon. C'est de la rencontre fortuite entre ces deux femmes qu'est né le désir d'interpréter Agar et Ismaël exilés. Cet oratorio baroque d'Alessandro Scarlatti du XVIIe siècle évoque un passage de la Genèse où Sarah accouche d'Isaac dans ses vieux jours. Après la naissance de ce fils inespéré, elle chasse de sa maison Ismaël, le fils qu’Abraham, son époux, avait eu avec leur servante Agar. «Isaac, c'est un peu le père des chrétiens, Ismaël celui des musulmans», souligne Katya Cuozzo, une soprano qui fera partie de la distribution et s'investit dans ce projet pour «toucher à l'âme avec mes moyens d'artiste».

L’espérance déclinée dans différentes langues

Deux fois par semaine, un groupe de couturières, expertes ou novices, cousent les costumes avec le plasticien Joël Harder. Lors d'un jeudi soir de février, Jean-Robert Inembe, alias Robert Bong, guitariste congolais (RDC) et assidu des ateliers, a pu essayer un prototype de veste. Dès qu'il l'a eue sur le dos, il s'est exclamé: «C'est une super matière! On sent tout l'amour qu'elles ont mis dans leur travail. C'est sûr que ça se sentira aussi sur scène!»

Avant de terminer la soirée, Arielle Pestalozzi propose d'improviser un chant sur le mot «espérance», chacun dans sa propre langue. L'Ukrainienne Viktoriia Holosna s'empare du mot nadiya avec sa voix de soprano. «Là, on est vraiment dans l'âme slave!» s'exclame la directrice artistique. Quand Jawid étire le premier son du mot umit pendant des dizaines de secondes comme s'il chantait un râga, on voyage en Afghanistan... 

«Il ne s'agit pas de faire entrer les participants dans le moule de la musique baroque», souligne la chanteuse lyrique. D'ailleurs dans le spectacle, les textes de l'oratorio seront remplacés par les souvenirs des personnes qui participent à l'atelier – mais pas les récits de leur exil: la plupart ont clairement dit qu'elles ne voulaient pas revenir sur cette période. «Sur scène, elles joueront leurs propres rôles. C'est un peu du théâtre documentaire», conclut Kim Crofts qui veut utiliser les décalages linguistiques et musicaux entre l'opéra et les cultures des participant.es. Pour faire, peut-être, sentir cette sensation si particulière créée par l'exil...

Les représentations du spectacle «Agar et Ismael, histoires d'exil» auront lieu au mois d’octobre à Puidoux, Lausanne et Pully. 

Plus d'infos sur: exalon.ch/agar-et-ismael 


Témoignages

Jawid, 22 ans, afghan (photo de gauche)

«Avant on chantait souvent, avec un tambourin et un ghazni (instrument à deux cordes, ndlr). Entre amis, en famille, à l'occasion de fêtes, d'anniversaires, du Nouvel-An, du grand et du petit Aïd...» se souvient Jawid, quand on lui demande où il a appris à chanter. Mais ça, c'était avant les Talibans. «Tous mes amis ont quitté l'Afghanistan pour l'Europe. J'ai une quinzaine de cousins: seuls deux sont restés.» Lui est arrivé en train à Zurich en 2022. «C'était l'hiver. Il était 5 heures du matin. Je ne savais pas où aller.» Il débarque sur Vaud un an plus tard. Jawid a été garde-frontière et vendeur. Il aimerait bien apprendre l'électronique. Il est aussi fan de boxe qu'il a pratiquée dans un club de Crissier, et de course à pied. «Plus jeune, j'ai fait du théâtre avec l'école. Ça m'a plu. Dans ces ateliers à Pully, je peux pratiquer le français, mieux connaître la culture, rencontrer des gens.» 

Viktoriia Holosna, ukrainienne (Photo du centre)

«Mon ancêtre était un cosaque et mon nom de famille est très bruyant», récite une voix synthétique. C'est la voix de l'appli de traduction que Viktoriia Holosna utilise sur son téléphone pour traduire en français les propos qu'elle lui dicte en ukrainien. Sa voix à elle, c'est soprano. Musicologue et chanteuse, elle était soliste dans un orchestre de musique de chambre de Dnipro, la grande ville ukrainienne qu'elle a été forcée de quitter. «Je chante tout le temps!» formule la voix saccadée qui sort de son téléphone. Viktoriia est arrivée en Suisse l'été dernier, avec sa mère et sa fille de 13 ans. Elle qui enseigne la musique depuis 25 ans a déjà mis sur pied une chorale d'enfants ukrainiens exilés en Suisse. L'atelier de Pully lui permet d'oublier la guerre. «Ça m'aide à survivre. Je n'avais pas prévu de venir ici, mais les choses sont ainsi», formule la voix synthétique. 

Carlos Rojas, 68 ans, vénézuélien (photo de droite)

«Quand je suis arrivé en Suisse, il y a plus de 40 ans, je jouais de la guitare dans les rues et je chantais. Ici, j'ai l'impression de pouvoir récupérer un peu ce passé», analyse Carlos Rojas. Quand il a chanté le mot esperanza pendant l'atelier, il l'a intégré à une berceuse traditionnelle de son pays, le Venezuela. Il y est retourné après la séparation d'avec la mère de ses trois enfants, tous nés en Suisse. Puis, ce sont eux qui l'ont fait revenir en 2019 pour le soigner. «J'ai eu un cancer. Au Venezuela, c'est la crise. Là-bas, tous les malades que je connaissais sont morts.» «C'est un des piliers des ateliers», observe la coordinatrice Anne Colombini. «Je suis là depuis le début confirme l'intéressé en souriant. J'aime l'amitié de ce groupe et pouvoir faire de la musique de nouveau! Mais je ne sais pas si je pourrai rester en Suisse. Le regroupement familial ne marche pas si vos enfants sont adultes. Ni si vous êtes grand-père, comme moi!» sourit-il.