Beau «café-climat» l’autre semaine à Sion, animé par Isabelle Pannatier sous l’égide des Grands-parents pour le climat-Valais, avec Philippe Conus (psychiatre et chef du Service de psychiatrie générale du CHUV), Bertrand Kiefer (rédacteur en chef de la Revue médicale suisse) et François Pilet (longtemps médecin généraliste à Vouvry). Son thème: les effets du changement climatique sur notre santé physique et mentale.
J’aime ce genre de conversations croisées dont je retiens moins les détails que les nervures, pour envisager celles-ci comme les symptômes de processus ou de situations analogues en d’autres champs sociétaux.
En l’occurrence à Sion, il s’est d’abord agi de percevoir la parole des trois médecins esquissant l’inventaire des agressions environnementales dont notre planète fait l’objet, et les angoisses que cette circonstance induit chez nos congénères – notamment parmi les jeunes. D’où cette interrogation débattue par les intervenants: comment prendre soin de ces souffrants inédits ?
Sur ce point les approches oscillent entre deux modèles. Vous avez d’abord celles qui procèdent d’une vision «surplombante» largement fidèle aux paramètres conceptuels ayant façonné notre «vieux monde», au premier rang desquels rayonnent évidemment la Raison stricte et la preuve démontrable. Et là, en y songeant, vous sursautez tout à coup: quoi donc, la Raison stricte et la preuve démontrable?… Comme dans nos systèmes économiques et politiques, où l’on ne cesse aussi de prétendre à l’objectivation des faits comme à l’objectivité des décisions?
Eh bien oui. De quoi réfléchir encore un moment. Par exemple: y aurait-il de malicieux cousinages entre les références du corps médical classique et celles qui guident les industriels et les politiciens coupables de dévaster la planète? Le premier étant pourtant censé porter secours aux anxieux suscités par les seconds? Paradoxe, donc, et nouvelle étape du raisonnement: pourquoi nous sommes-nous enfermés dans un cercle pareil, nous les humains, jusqu’à l’absurde?
La question vaut d’autant plus qu’on peut observer d’autres analogies entre ce champ de la médecine et celui des pouvoirs évoqués à l’instant, comme leur tendance coïncidente à chosifier l’individu. Voyez d’une part à l’avènement des Ressources humaines dans l’organigramme des entreprises industrielles et financières, voici trente ou quarante ans, de quoi gérer plus techniquement les travailleurs en tant que stock. Et voyez de l’autre, du côté médical, à quel point les patients ne sont plus perçus comme des êtres intégraux, mais comme des sommes d’organes à considérer comme tels. C’est-à-dire comme des pièces détachées. Dérive partagée.
Voilà pour l’approche médicale surplombante à laquelle s’oppose, depuis quelques années, une tout autre façon d’agir et de penser mise en œuvre par une minorité croissante de soignants: ceux-ci ne dominent plus, mais s’efforcent de rejoindre le niveau des vibrations les plus sensibles animant leurs patients tourmentés par les embardées climatiques. S’efforcent de se définir et de se situer, en présence de ces souffrants, sous le signe d’une même appartenance animale et solidaire au sein du Vivant global.
Or cette ligne thérapeutique est délicate à tenir dans la mesure où elle procède d’une subversion intime. Quand on est un médecin formaté par des filières universitaires établies dans leur culture classique, le défi professionnel devient en effet celui qui s’impose à toute personne engagée dans une production intellectuelle ou matérielle en ce début de siècle et simultanément consciente des déséquilibres affectant la planète: il ne suffit pas de rompre avec une part de son microcosme qui poursuit ses fonctionnements coupables, mais encore avec soi.
Mais comment procéder? Comment quitter l’autorité confortable de la blouse blanche, et le signal des dominations sociétales qu’elle envoie, pour d’autant mieux entendre et comprendre vraiment la jeune femme ou le jeune homme assurés que les vers de terre ne sont pas des frères inférieurs, mais des compagnons cruciaux au sein du Vivant global?
Tel est le grand basculement intérieur qui s’impose à nous tous, songeai-je quelques instants après avoir quitté le café-climat pour gagner le train me ramenant de Sion à Lausanne. C’est un peu plus tard que je suis tombé, en feuilletant un journal abandonné dans les parages, sur l’interview de je sais plus quel expert expliquant à quel point les économistes sous-estiment volontairement les effets du changement climatique en réduisant d’autant, chez les gouvernants, le sentiment d’une urgence. Autre thème. Vaillance. Le train fonçait dans la nuit.