Des événements de mai au Printemps de Prague, une exposition à Neuchâtel retrace le parcours de l’écrivain suisse en suivant l’actualité politique
Revivre l’année 68 à travers la vie et les positions de Friedrich Dürrenmatt, tel est l’un des enjeux de l’exposition temporaire que le Centre, qui lui est consacré à Neuchâtel, a eu l’excellente idée de mettre en œuvre.
De bonne facture scientifique, le souci de contextualisation est développé. Ainsi, on entre dans le déroulement de l’histoire à travers le joli mois de mai parisien. Images de guerre dans la capitale. Feu dans les rues. Foules en colère. Face-à-face avec la police.
Les événements en Suisse reviennent alors à nos mémoires. A Zurich, l’épisode du concert de Jimi Hendrix au Hallenstadion montre une jeunesse rebelle qui s’oppose aux valeurs établies de la société bourgeoise. La police évacue la salle. Puis, les forces de l’ordre et les contestataires s’affrontent lors de l’émeute du Globus dans la nuit du 29 au 30 juin 1968.
L’enjeu constituait à créer un centre autonome marqué par une culture alternative dans un local désaffecté. Les autorités s’y opposent. Un documentaire de Jürg Hassler, là encore, relate les violences policières. Un manifestant décrit: «A l’intérieur, ils m’ont battu. On m’a donné des coups de pied. Tous les flics m’ont donné des coups de pied. Puis, ils m’ont jeté dans les escaliers.» Dürrenmatt, alors écrivain internationalement reconnu, fait part de sa compréhension vis-à-vis du vent frondeur qui secoue le conservatisme helvétique.
Des matraques aux chars d’assaut
On se déplace à l’Est. Là, ce n’est plus la police, mais l’armée qui intervient. Les photographies montrées font désormais partie d’un patrimoine universel. Le 21 août 1968, les chars soviétiques entrent dans Prague. La Tchécoslovaquie, pas assez alignée sur Moscou, désireuse de réformes démocratiques, se voit brutalement remise à l’ordre. Les liens entre Dürrenmatt et ce pays étaient déjà bien établis. En mars, il s’était rendu dans la capitale pour assister à la représentation de sa pièce Les Anabaptistes, dont la mise en scène avait pour cible l’ancien chef du parti communiste Antonin Novotny. Sitôt la nouvelle de l’écrasement du Printemps de Prague répandue, la mobilisation s’organise. Des manifestations ont lieu dans presque toutes les grandes villes de Suisse. A Berne, près de 15 000 personnes se retrouvent sur la place Fédérale le 22 août, ainsi que l’illustre une image. Les banderoles zurichoises ont comme message principal: «Russen raus!» En déambulant le long du pavé genevois, on assimile le marteau et la faucille à la croix gammée.
Dürrenmatt réagit, lui aussi. Il organise le 8 septembre une manifestation au Théâtre de Bâle à laquelle participent comme orateurs, notamment, Max Frisch et Günter Grass. Son discours projeté sur une paroi du musée constitue un élément clé de la visite. L’auteur de La visite de la vieille dame ne souhaite pas faire de ce meeting un événement anticommuniste. Mais, il se dresse contre le système prévalant à Moscou qualifié de «criminel». Le parti communiste n’est plus qu’«un champ clos sanglant où les puissants se battent pour rester au sommet». «Le communisme de notre temps, ajoute-t-il, ne peut survivre que s’il abandonne le mythe de l’infaillibilité du Parti.» Pendant l’automne, il participe aussi à une mobilisation d’étudiants aux côtés du marxiste Konrad Farner, personnalité mise au ban de la société du fait de ses idées. L’engagement en faveur du peuple tchécoslovaque prendra fin symboliquement quelques jours avant sa mort puisqu’il fera un discours intitulé «La Suisse – une prison» à l’occasion de la remise du Prix Gottlieb Duttweiler récompensant en 1990 Vaclav Havel, président de la nouvelle République tchèque et avec lequel il était lié de longue date.
Ni intellectuel révolutionnaire ni compagnon de route ou militant d’un parti, Dürrenmatt se positionne en souhaitant articuler les principes de liberté et de justice, à la fois critique du capitalisme et du communisme tel que mis en place dans le bloc de l’Est. Il se voyait avant tout comme un observateur, prompt, toutefois, à s’impliquer, interpeller, déranger les conformismes de la pensée, surtout lorsque le bruit des bottes les accompagne…