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En équilibre, entre ville et alpage

A 67 ans, Claire-Lise Girardier est toujours bergère et musicienne, montagnarde tout autant que citadine.
© Olivier Vogelsang

A 67 ans, Claire-Lise Girardier est toujours bergère et musicienne, montagnarde tout autant que citadine.

Bergère depuis presque quarante ans, la Genevoise Claire-Lise Girardier témoigne des changements de son métier

Depuis 38 ans, Claire-Lise Girardier passe ses hivers en ville et ses étés dans les montagnes du Jura. Du haut de son 1m53 et de ses 67 ans, elle s’occupe de génisses dans un alpage près de Mouthe en France voisine. Vaillante et solitaire, la bergère n’en est pas moins sociable. Fin novembre, elle a participé à la discussion qui a suivi la projection du documentaire Les bergers du futur dans le cadre du ciné-club MetroBoulotKino. «Il y a eu beaucoup de monde et beaucoup de jeunes. Comme quoi, la relève existe», raconte-t-elle, quelques jours après, dans la cuisine de son modeste et charmant appartement du quartier des Grottes. «J’ai grandi à Genève, mais j’ai toujours adoré la nature. Ado, mon rêve était d’aller garder les moutons en Ardèche. J’ai pourtant commencé par faire un apprentissage de dessinatrice en machines, parce qu’il fallait gagner de l’argent», explique la fille d’ouvrier, qui ne fera pas long feu dans le métier. «Cet univers professionnel était trop macho pour moi. J’en ai eu marre de faire les cafés…»

Touche-à-tout, elle est engagée comme petite main dans la banque où travaille l’une de ses deux sœurs. «Moi qui m’habillais à l’Armée du Salut, j’ai découvert que des fringues pouvaient valoir une fortune», se souvient-t-elle en riant. Cet autre monde, elle le quitte rapidement pour un remplacement comme animatrice à la Maison «La Grève» à Versoix consacrée à l’accueil de classes. Elle est embauchée pour donner des ateliers de percussions aux enfants. Un poste qui rythmera la vie de la musicienne autodidacte jusqu’à la retraite. Parallèlement, de fil en aiguille, une autre opportunité s’offre à elle. A l’aune de la trentaine, après un remplacement (encore un!) chez des amis bergers, Claire-Lise Girardier fait son premier alpage. Dès 1986, elle jongle ainsi entre ses deux postes saisonniers, puis ses deux enfants. «En fait, bergère, ce n’est pas un boulot, c’est un choix de vie. Le chalet n’a pas eu d’électricité pendant longtemps, et il n’a toujours pas de douche. On gagne très peu, de 60 à 80 francs par bête par saison – même si maintenant j’arrive à plus de 100 francs. Mais j’ai toujours adoré le fait que tout est là dans un même lieu. Quand les enfants étaient petits, il n’y avait pas besoin de courir à gauche et à droite ou d’aller à la place de jeux... Quand ils ont commencé l’école, ils restaient avec leur père à Genève pendant que j’étais à l’alpage. Ils montaient les week-ends et durant les vacances d’été.»

Métier différent

«C’est un petit alpage. Je m’occupe de 38 bêtes, des génisses et des veaux de deux éleveurs suisses. Le métier est très différent si ce sont des vaches à traire, s’il faut confectionner le fromage, si ce sont des moutons, si l’on travaille dans les Alpes ou dans le Jura, etc.»

La bergère autodidacte précise: «Je ne voudrais pas être paysanne à temps plein. Nous, les bergers, nous ne devons pas être productifs, nous ne devons pas choisir de tuer telle bête ou telle bête. Nous sommes des employés, tout en pouvant nous organiser comme on le veut. Pour ma part, j’en suis à mon troisième amodiateur (patron), le père, le fils et… l’associé du fils», explique Claire-Lise Girardier, avec le sourire.

«Le milieu reste macho, même s’il y a toujours eu des bergères. Les méthodes de travail se sont, par contre, transformées. Avant, les bêtes étaient attachées tout le temps. Avec la stabulation libre – ce qui est bien pour elles – et les moindres contacts avec le paysan qui n’a plus le temps de s’occuper de chaque animal, elles deviennent des sauvageonnes. Donc, quand elles montent, je passe trois semaines à faire de l’éducation. Je travaille à l’ancienne: je les rentre et les attache quelques heures pendant la journée, je leur parle, je les caresse. La nuit, elles sont libres dans les prés. Les veaux, eux, je les rentre le soir. Je n’ai jamais eu de problème avec la meute de loups qui vit dans les parages.»

Au quotidien, Claire-Lise Girardier nettoie donc l’écurie, s’occupe d’enlever les chardons, pour éviter qu’ils n’envahissent le terrain, coupe le bois pour se chauffer, vérifie les clôtures… «Ça c’est quand une journée se passe bien. Si une bête est malade ou s’il faut aller rechercher un troupeau parce que les touristes n’ont pas bien refermé les portails, c’est la galère!», raconte-t-elle, sans perdre son sourire.

Entre loup et climat

La diminution du nombre de bergers change aussi le travail. «Avant, les dix chalets du coin étaient occupés, maintenant on n’est plus que trois. On se tient les coudes, mais ça change la dynamique. Un berger peut avoir davantage de vaches ou les paysans s’en occupent eux-mêmes, surtout depuis qu’ils ne touchent plus de subvention s’ils mettent leurs bêtes dans des alpages en France voisine. Mais le nombre de bergers va peut-être augmenter grâce à la présence du loup...» Sans prendre position, et en énumérant les différentes pistes d’adaptation (chiens patous, colliers aux hormones, tirs), elle estime que laisser les cornes aux bovins serait déjà un moyen de défense.

Reste que ce n’est qu’un détail face aux changements climatiques. «Jusqu’en 2015, nous n’avions jamais eu de problème d’eau. C’est la première année où des camions de flotte sont montés. Depuis, nous avons eu régulièrement des moments de tension, hormis en 2021 où on n’a jamais eu autant de pluie. L’an passé, en termes de sécheresse, on a vécu le pire. Et puis cette année, on n’a jamais eu autant d’herbe…»

Malgré ces difficultés, Claire-Lise Girardier a trouvé un équilibre entre ville et montagne. «Le seul moment difficile, c’est la transition. Quand je suis en haut, je n’ai pas envie de redescendre. Et vice-versa. Avec les années, c’est plus compliqué, mais je n’arrive pas à lâcher ma deuxième vie, ma grotte, mes potes d’en haut, même si je ne pourrais pas y habiter toute l’année. J’aime rencontrer des gens différents. En campagne, c’est un peu monochrome, la diversité manque.» Plurielle, Claire-Lise Girardier a plus d’une corde à son arc. La semaine dernière, la musicienne participait avec sa grosse caisse au concert annuel de la «fanfare atypique tonitruante du cosmos, Les Canards des Cropettes». Tout un programme.