A partir des drames vécus par des salariés, deux ouvrages livrent des analyses percutantes sur le procès qui a suivi, le management et le système néolibéral
Des employés qui s’immolent, d’autres qui se défenestrent sur leur lieu de travail, certains qui se pendent ou se jettent sous le train…, tel est le résultat d’une politique d’entreprise menée par des dirigeants – ceux de France Télécom devenue Orange. Ce sinistre bilan a donné lieu à un procès mémorable qui s’est tenu à Paris du 6 mai au 11 juillet 2019. Deux ouvrages sortis courant 2020 apportent des éléments essentiels à la compréhension des méfaits commis ayant abouti à des vies brisées. Ils mettent aussi en lumière un procès hors normes, où huit responsables ont été poursuivis pénalement pour harcèlement moral ou complicité de harcèlement moral.
Le contexte des actes reprochés s’inscrit dans le cadre de la privatisation de France Télécom qui devient, à partir des années 2000, une entreprise de droit privé évoluant au sein d’un environnement très concurrentiel. Emerge, à cette époque, une volonté de se séparer de 22000 employés, et cela sans plan social, c’est-à-dire en mettant la pression pour que les salariés partent. En 2006, Didier Lombard, alors président et directeur général du groupe, a tenu les propos suivants en évoquant les départs: il affirme qu’il les fera «d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte».
La raison des plus forts
L’ouvrage La raison des plus forts réunit principalement une cinquantaine de contributions écrites par des chercheurs ou des artistes ayant assisté à une journée d’audience. Quelles ont été leurs impressions? Quelles réflexions en tirent-ils? On y trouve aussi quelques dépositions de témoins et des verbatims. 41 jours de procès sont ainsi relatés. Il en ressort que ce n’est pas une succession de cas individuels qui doit être au centre des débats, mais bien une politique d’entreprise, véritable musée des horreurs de la gestion du personnel. Le lien entre organisation du travail et santé mentale apparaît clairement au fil des analyses. Ce qui marque, par exemple, le réalisateur Stéphane Brizé – auteur notamment de l’excellent film La loi du marché – c’est «le spectacle hallucinant du déni absolu de la moindre responsabilité que chaque cadre vient donner ici». En effet, une tactique de certains accusés, voulant paraître étrangers aux actes reprochés, est de se décharger sur leurs subalternes. Bref, la question de la chaîne de commandement se pose. Afin de contre-attaquer, les prévenus et leurs avocats énoncent également régulièrement que les employés, dont le triste sort est relaté, avaient des problèmes personnels. Ce mode classique de défense, qui consiste à se défausser sur autrui et qui induit souvent la stigmatisation des victimes, est balayé par Vincent de Gaulejac. Dans son analyse, ce sociologue clinicien affirme que «la détérioration des conditions de travail peut conduire à des effondrements psychologiques graves comme la dépression et le suicide». Emmanuel Dockès, professeur de droit à l’Université, décrit, dans son compte rendu, les caractéristiques des agissements subis, soit «un harcèlement de masse, industriel, planifié, organisé». La primauté des objectifs financiers en lien avec le versement de dividendes, l’affaiblissement du rôle des collectifs de travail ainsi que l’absence de prise en compte des signaux d’alerte sont aussi soulignés par plusieurs contributeurs comme des facteurs ayant joué un rôle majeur. La présidente du tribunal doit parfois recentrer les débats en rappelant, par exemple, lors d’une audience: «Mais, messieurs, mesdames, tous ces chiffres… ce sont des gens!» Au final, les dirigeants reconnus coupables de harcèlement ont été condamnés à des peines de prison (un an, dont huit mois avec sursis) et 15 000 euros d’amende. Ils ont fait appel.
Personne ne sort les fusils
Dans Personne ne sort les fusils, l’écrivaine Sandra Lucbert traite le même sujet à travers une approche littéraire des faits sociaux évoqués. Son livre coup-de-poing est rempli de fureur. Elle convoque des classiques de la littérature, notamment Kafka et Rabelais, afin de démonter les mécanismes du libéralisme, en s’en prenant à l’apparence d’inéluctabilité qu’il tend à faire paraître puisqu’il se présente comme le seul système possible. L’auteure s’attaque à la langue du management moderne devenue hégémonique. Cette langue modèle nos façons de penser. S’inspirant du philologue Victor Klemperer, qui avait démontré comment les nazis avaient manipulé l’allemand afin d’asseoir leur domination, Lucbert dénonce l’établissement d’une «LCN» – la langue du capitalisme néolibéral – qui construit le réel à sa manière et le rend évident, naturel, alors qu’il n’est qu’une construction. Comme le lecteur peut le découvrir en lisant les deux ouvrages, cette construction peut tout simplement aboutir à des actes de prédation menant à l’anéantissement.