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Frères d’usines et de forêts

La tradition culturelle respective des syndicalistes apparus dès 1880 en Europe, et des écologistes apparus en tant que partis politiques sur le même continent moins d’un siècle plus tard, produisit une situation marquée par une absence de sensibilité commune. Entre les «défenseurs de pâquerettes» et les défenseurs réguliers du peuple, des salariés et du plein-emploi, le dialogue relevait en effet simplement du côtoiement: soit indifférent dans le meilleur des cas, soit énervé dans le pire.

Aujourd’hui, quand j’y pense, me revient cette phrase de Claude Lévi-Strauss, maintes fois citée, qu’il inséra dans son Anthropologie structurale (1958): «On a commencé par couper l’humain de la nature. Or en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, l’humain ouvrait un cycle maudit. Il aurait fallu comprendre que la même frontière servirait plus tard à écarter des hommes d’autres hommes, puis à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d’un humanisme corrompu.»

Autrement dit Lévi-Strauss liait, dans le cadre d’une seule représentation cohérente du monde et du vivant, le destin des fleurs évoquées tout à l’heure et celui des ouvriers. La protection de la biodiversité marine et l’entretien du bonheur social. Ou la défense des espèces animales et celle de la nôtre.

Ce qui sidère, à cet égard, est qu’il nous ait fallu attendre, en notre époque moderne, l’apparition de penseurs comme Lévi-Strauss pour nous rappeler ce que n’avaient cessé d’expliquer à leurs contemporains, au fil des siècles antérieurs, d’innombrables sages, poètes et même saints religieux comme François dit d’Assise, par exemple dans son Cantique des créatures: un texte prodigieux dont l’auteur évoque des instances naturelles en les nommant «Frère Feu» et «Sœur Eau», ou se réfère aux animaux comme à des membres naturels de la famille humaine, et rejette le matérialisme en saluant «Mère Pauvreté» qu’il considère comme son épouse.

Telle est l’une des plus belles formulations, peut-être, de ce point de convergence crucial liant le destin de tous les protagonistes de la sphère vivante sur la planète – ce destin que notre pathétique espèce n’a cessé de hiérarchiser de façon criminelle, en s’arrogeant d’instinct (perverti) le privilège de sa supériorité sur tout le reste.

Dans une tribune parue le 14 avril dernier dans le journal Le Monde, treize représentants de peuples indigènes de différents continents, dont ceux de l’Amazonie conduits par leur fameux cacique Raoni Metuktire, lançaient un appel visant à protéger le caractère «sacré» de la nature, de même qu’à s’opposer aux projets forestiers et miniers dévastateurs engagés depuis neuf mois par le président brésilien Jair Bolsonaro.

«Les peuples indigènes, écrivent-ils dans ce texte situable dans le droit-fil de la pensée franciscaine, ont toujours pris soin de la Terre Mère et de l’humanité. Nous représentons 370 millions de personnes dans le monde, répartis sur 22% de la planète et couvrant 80% de la biodiversité mondiale. Nous appelons l’humanité à prendre des mesures pour protéger le caractère sacré de l’eau, de l’air, de la terre, du feu, du cycle de la vie et de tous les êtres humains, végétaux et animaliers. Il est vital de transformer notre approche de la nature en l’envisageant non comme une propriété, mais un sujet de droit, garante de la vie. Partout dans le monde les droits des peuples indigènes et de la nature sont bafoués, des leaders indigènes sont assassinés. Des millions de nos frères et sœurs ont été tués pour prendre le contrôle de leurs territoires et on continue à nous détruire avec de belles paroles et de l’argent, cette malédiction du monde.»

Il est évidemment de la première urgence qu’un rapport de solidarité, inspiré par de tels messages dont la pertinence et l’à-propos conjoncturel sont indiscutables, se développe entre les milieux dits du travail et les pans de l’opinion publique sensibles à l’écologie bien comprise – je veux dire celle qui se fonde sur les meilleures sources documentaires intellectuelles et scientifiques à disposition (celles du GIEC, par exemple, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Au prix d’un réexamen critique incontournable: celui de la vieille culture ouvrière imposant que le salarié ne s’interroge qu’exceptionnellement sur ses implications dans la grande mécanique planétaire, et désormais mortelle, du «toujours plus» de la conquête et de la consommation.