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Heureusement dans toutes ces horreurs quelques petites fleurs poussent

Le responsable de l'ONG Vivere basée à Lausanne était en Syrie en juillet. Il raconte ce voyage aux portes de l'enfer

Mike Hoffman a cofondé la petite organisation Vivere en 1999. Depuis, ses actions dans le monde sont reconnues, malgré l'humilité des moyens et grâce à la générosité de ses nombreux bénévoles.

Au mois de juillet, Mike Hoffman a passé une semaine en Syrie. Pour des raisons de sécurité, il ne dira pas où exactement ni comment il a passé la frontière. Ce n'est pourtant pas une tête brûlée, mais un homme engagé de longue date (lire ci-contre). En 1999, il a cocréé l'ONG Vivere (vivre en latin), un mouvement de lutte en faveur des droits humains, dont le premier: celui de vivre. Depuis 17 ans, l'ONG soutient des initiatives individuelles ou collectives, des contre-pouvoirs émanant de la société civile, qui viennent en aide «aux oubliés des médias et des grandes opérations humanitaires». Avec un budget minime (100000 francs en moyenne par an), l'ONG fonctionne surtout grâce aux connaissances et à l'abnégation de ses 3 membres du comité et d'une dizaine d'autres bénévoles ici en Suisse. Ainsi que d'une centaine de militants au niveau local en Colombie, dans le golfe Persique, au Maroc, en Moldavie, en Ouzbékistan, en République démocratique du Congo, en Ukraine et en Syrie. Entretien.

Questions/Réponses

Que fait Vivere en Syrie?
Depuis décembre 2014, le projet repose sur trois axes. Le premier: fournir du lait maternisé aux bébés. En Syrie, 70% des femmes n'ont pas de lactation à la naissance de leur enfant dû au stress de la guerre... Ce soutien, très simple mais essentiel, a permis de nourrir 161 nouveau-nés. Le 2e axe réside en une aide financière lors d'accouchements difficiles nécessitant une hospitalisation en clinique (62 femmes en ont bénéficié). Enfin, le troisième est le soutien juridique pour sortir de prison des femmes innocentes (4 jusqu'à ce jour), incarcérées et exposées à la torture. Car là-bas le pouvoir emprisonne sans preuve, sur simple dénonciation, souvent de fausses accusations (un phénomène que l'on retrouve dans toutes les guerres civiles). C'est une goutte d'eau, mais nous sommes les seuls à faire cela grâce à une poignée de gens admirables, dont certains anciens collègues connus dans les années 80. Ils sont alaouites, sunnites ou chrétiens, et travaillent ensemble, bénévolement. Malheureusement, nous n'arrivons pas à répondre à la demande, faute de fonds et alors qu'une inflation, particulièrement forte cette année, touche tous les produits de première nécessité. Ce projet ne coûte pourtant pas plus de 1100 francs par mois, car il repose essentiellement sur du bénévolat. Mais avec davantage de fonds nous pourrions aider bien plus de femmes...

Comment les Syriens survivent-ils après ces cinq années de guerre?
Le pays est en grande partie détruit, toutes les personnes rencontrées comptent au moins un membre de leur famille tué, et au moins une personne exilée ou déplacée. Suite aux bombardements aériens, on assiste à un nivellement par le bas. Même ceux qui avaient un niveau de vie élevé ont tout perdu. Dans notre équipe, sur une douzaine de personnes, dix ne vivent plus dans leur logement d'avant la guerre. La perturbation est énorme. Le souvenir de leur standard de vie (en termes d'éducation, de santé et d'emploi), malgré une situation despotique, fait que leur peine est démultipliée. Au Congo où Vivere est aussi présent, la destruction est ressentie beaucoup moins fortement, car les gens n'ont jamais eu de telles infrastructures. Ce qui se passe en Syrie me rappelle beaucoup la situation en Europe de l'Est où auparavant le plein-emploi, l'éducation ouverte à tous, et une santé publique gratuite étaient assurés. Il existe chez ces peuples une même nostalgie. En Syrie, ils ont aussi beaucoup de reproches à notre égard, à juste titre pour une bonne part.

Que reprochent-ils à l'Occident?
En 2011, les progressistes syriens ont manifesté pacifiquement contre la dictature. Face à la dureté du gouvernement, ils n'avaient pas d'autres choix: disparaître ou prendre les armes. C'est à ce moment-là que l'Occident a armé les rebelles sans les protéger des infiltrations des djihadistes, et alors que cet armement justifiait les bombardements de masse de Bachar. En outre, les Al-Qaïda, Daech, Zinke et autres ont su capter la confiance de certains insurgés et les radicaliser pour imposer un califat fou. Et leurs exactions sont innommables. J'ai vu beaucoup de situations inhumaines dans ma vie, mais jamais une telle cruauté et une telle bestialité. Imaginez des parents qui paient des milliers de dollars pour récupérer leur enfant pris en otage et assassiné. Et qui ne reçoivent que son corps. Sans la tête... Pour mes amis syriens progressistes, la paix ne reviendra que lorsque l'Occident l'aura décidé. Un général de l'armée syrienne et un évêque syriaque m'ont tenu le même discours accusant les Occidentaux de fournir les armes aux rebelles et aux djihadistes.
J'ai été invité à l'oraison funèbre d'un enfant de 13 ans, fils d'un officier, qui a été égorgé. Les images filmées par les djihadistes ont fait le tour du pays. Durant la cérémonie, le chef du parti baas (le parti unique à la solde du président) m'a fait me lever, avec mon ami syrien qui traduisait, pour me conduire devant le père de cet enfant. Et celui-ci m'a fait une accolade. J'ai été estomaqué par ce geste. Le chef du parti baas a, par contre, fait le procès de la politique occidentale. Je lui ai répondu que le gouvernement de mon pays ne faisait pas tout ce que moi je voulais...

Quelle issue voyez-vous?
Les combats doivent cesser le plus vite possible, mais il faut éviter un vide au niveau du pouvoir, pour prévenir une situation à la libyenne. Une autorité centrale est nécessaire pour assurer une transition. Les Syriens ont beau se nourrir d'un idéal, celui de la révolution, après cinq ans, ils voient bien que lorsque le gouvernement contrôle une ville, la poste, le téléphone, les banques, fonctionnent. Donc, ils en viennent à penser qu'il vaudrait mieux que Bachar reprenne le pouvoir avant une transition qu'ils appellent de leurs vœux.

Comment faites-vous pour supporter des situations aussi extrêmes...
Je me protège physiquement, mais je ne m'habitue jamais à la souffrance des gens. Et je crois que c'est important. Si je sentais une diminution de ma sensibilité, j'arrêterais. Heureusement, dans toutes ces horreurs, il y a quelques petites fleurs qui poussent. J'avais les larmes aux yeux en voyant cette fanfare de jeunes syriens répéter ses morceaux dans cette ville en ruine... C'est aussi le génie humain de faire preuve de générosité et de solidarité dans les situations les plus tragiques.

Propos recueillis par Aline Andrey


Davantage d'informations: www.vivere.ch

 

 

Repenser l'aide humanitaire
Quel bilan faites-vous de l'action menée par Vivere depuis 17 ans?
Mike Hoffman: J'avoue qu'en règle générale, j'ai comme horizon nos insuffisances. C'en est obsédant. Mais il est vrai qu'il faut aussi penser aux gens qu'on a pu aider ou soulager. Et il y a des victoires aussi. En Indonésie, par exemple, nous avons soutenu une petite ONG qui avait besoin de fonds pour mener une action en justice pour protéger les enfants exploités sur des plateformes de pêche extrêmement dangereuses. Et ils ont gagné.

Vous avez travaillé pour de grandes organisations, pourquoi avoir créé une si petite structure?
Sans dénigrer les grandes organisations, je dois dire que les fondateurs de Vivere ont tous connu des situations où les critères de leur ONG étaient trop restrictifs, en vertu des comptes à rendre aux bailleurs de fonds. Quand il y a une vie humaine à sauver, on ne peut pas penser en termes de programme, il faut agir vite. Et c'est ce que permet une petite organisation non bureaucratique. Par contre, nous intervenons seulement là où il n'y a personne d'autre. Si une autre organisation, ou l'Etat, veut reprendre en main le projet, et le pérenniser, nous, on applaudit et on part.
C'est arrivé en Moldavie par exemple. Dans notre lutte contre le trafic des êtres humains, on a créé une clinique de santé reproductive pour prévenir les maladies sexuellement transmissibles, informer sur la contraception, mais aussi sur le trafic. Le ministère de la santé publique a repris le financement de cette clinique. Les salaires des employés sont un peu moins élevés, mais elle fonctionne toujours aujourd'hui.

Quel regard posez-vous sur l'aide humanitaire actuelle?
A Vivere, l'une de nos convictions est que l'envoi d'expatriés dans notre domaine de travail est aujourd'hui très souvent désuet. Quand on voit ce que l'aide humanitaire génère en frais de fonctionnement (le personnel, les bureaux, l'informatique...), puis en rapports et en monitoring pour justifier sa présence, c'est aberrant. En outre, il existe un vivier de gens dans tous les pays, que ce soit des avocats, des médecins, des groupes de citoyens ou des associations locales. Or la mystique humanitaire, c'est encore de faire croire que nous avons la science, le fric, et qu'ils doivent faire ce qu'on veut qu'ils fassent. Parfois, les résultats sont heureux, parfois ils sont très coûteux et éphémères... A Vivere, nous sommes à moins de 2% de frais de fonctionnement, au lieu de 20 à 30% dans les grandes organisations. On n'a pas de bureau, on travaille avec nos ordinateurs personnels, et on est bénévole. Bien sûr, il y a aussi des inconvénients dans notre mode de faire. On n'est pas des saints. On perd beaucoup de force à régler un problème informatique ou une demande de visa. Et bien sûr notre performance est nécessairement moindre. Peut-être faudrait-il trouver un juste milieu. Réussir à financer un poste administratif à temps partiel par exemple. Reste que nous sommes fidèles aux causes que nous défendons, nous n'avons pas de limitation dans le temps. Beaucoup d'organisations par contre, au bout de quelques années, voient leurs fonds être captés ailleurs, et l'on assiste alors à des abandons dommageables.
AA



Le syndicat pour école
Le parcours de Mike Hoffman force le respect. Franco-américain, il est né à Chicago, et a grandi entre les Etats-Unis et la France. C'est sa maîtrise de l'anglais qui lui permettra de travailler dès ses 20 ans pour une multinationale pharmaceutique. C'est là, dans les années 70, qu'il découvre le syndicalisme. «Avant le syndicat, j'étais un abruti parfait en termes de prise de conscience», lance Mike Hoffman, très sérieusement. «La CFDT d'alors m'a ouvert le crâne et des portes que ce soit dans la défense des travailleurs, mais aussi des immigrés. Je me suis ensuite parallèlement investi dans le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP).» Sa rencontre avec Edmond Kaiser, alors président de Terre des hommes, lui fera quitter l'usine et la France, accompagné de son épouse et de ses 4 enfants. Il travaillera pour l'ONG lausannoise 7 ans sur le terrain (au Maroc) et 7 autres comme directeur à Lausanne, avant d'offrir ses compétences à d'autres ONG françaises, puis à la direction de la Fareas (Fondation vaudoise pour l'accueil des requérants d'asile du canton de Vaud), et enfin en toute fin de carrière au Centre social nord lausannois. Parallèlement, en 1999, il cofonde Vivere, ONG qui a reçu la mention spéciale du prix des droits de l'homme de la République française en 2007. Et dans laquelle Mike Hoffman s'engage encore davantage depuis qu'il est à la retraite.
AA