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«Ici, personne ne devrait avoir faim»

Une cuisinière avec une petite fille.
© Douglas Mansur

Dona Vilma, une des cuisinières du MTST, active dans la cuisine solidaire de Jardim Iguatemi, dans la périphérie est de São Paulo.

Au Brésil, dans les périphéries, les cuisinières du mouvement des sans-toit mènent une lutte exemplaire contre la faim, décuplée par quatre ans de bolsonarisme. L’élection de Lula y ravive les espoirs de vaincre ce fléau. Mais les résistances sont vives

«L’être humain est fait pour briller, pas pour mourir de faim.» Sur une paroi de la cuisine solidaire du Mouvement des travailleurs sans-toit (MTST), les paroles d’une magnifique chanson de Caetano Veloso se détachent. Au cœur de Jardim Iguatemi, dans la périphérie est de la métropole São Paulo, les militants et les militantes du MTST et les habitants du quartier ont construit un baraquement sommaire, mais vital: chaque jour, les mots du célèbre artiste brésilien s’y transforment en réalité.

150 repas par jour

«Depuis deux ans, nous distribuons 150 repas par jour, cinq fois par semaine à des enfants et à des adultes qui n’ont pas de quoi manger.» Les yeux de Dona Vilma – la soixantaine passée, le regard profond, les mains larges et fortes – brillent. Chaque jour, cette bénévole fait deux heures de bus pour mettre en pratique sa conviction: «Dans ce pays si grand et si riche, personne ne devrait souffrir de la faim.» Toujours prête à blaguer et à discuter, elle offre, avec sa collègue Rose, plus qu’un repas: de la chaleur humaine et de la dignité à une population meurtrie.

A Jardim Iguatemi, les années Bolsonaro ont en effet creusé un sillon de destruction. Chacun peut citer un proche décédé des suites de la pandémie, gérée de manière catastrophique par un gouvernement négationniste. Beaucoup ont perdu emploi et revenu – une situation aggravée par la destruction systématique des politiques publiques. Un drame semblable se joue dans toutes les périphéries urbaines du pays. Conséquence: l’insécurité alimentaire, quasi éradiquée sous les gouvernements Lula (2003-2010) touche désormais plus de 58% de la population; et 33 millions de Brésiliens ne mangent pas à leur faim[1]. Les mères sans emploi sont particulièrement touchées, précise Dona Vilma.

La solidaritÉ contre la faim

En 2020, les militants du MTST, un mouvement social qui occupe bâtiments ou terrains abandonnés pour y revendiquer la construction de logements populaires, se rendent compte de l’étendue du fléau. «Nous avons alors commencé à distribuer des centaines de paniers d’alimentation dans les périphéries», raconte Idiane Maria, coordinatrice du MTST, devenue cet automne la première employée domestique élue au législatif de l’Etat de São Paulo. «Mais cela ne suffisait pas: de nombreuses familles n’avaient même plus de gaz. Il fallait leur proposer des repas déjà cuisinés.»

C’est dans ce contexte que naissent les cuisines solidaires. Le MTST en anime aujourd’hui 31, réparties dans treize Etats ainsi que dans le district fédéral, qui englobe la capitale Brasilia. On trouve ces cantines dans les périphéries des grandes villes – à l’exception de deux d’entre elles, dressées au cœur des centres historiques de São Paulo et de Rio de Janeiro, transformés depuis la pandémie en gigantesques campements improvisés où tentent de survivre des milliers de SDF[2].

En plus de proposer des repas gratuits et équilibrés, ces soupes populaires autogérées sont aussi des lieux de vie: on y dispense appuis scolaires, initiations aux technologies de la communication, moments de discussion ou conseils juridiques. Pour les enfants, des séances de «cinémas sans-toit» sont organisées – sans oublier le Noël solidaire. Quand la topographie le permet, les baraques sont bordées de jardins potagers, qui fournissent une partie des aliments cuisinés. Le reste provient de la campagne de dons orchestrée par le MTST, ainsi que des apports de mouvements paysans amis – comme les sans-terre du MST, ou le Mouvement des petits agriculteurs (MPA).

Espoirs… et dangers

Le 30 octobre, les militants du MTST ont poussé un cri de joie en apprenant la victoire – serrée – de Luiz Inácio Lula da Silva à la présidentielle. «Quelle sera la règle d’or de ce pays? Ce sera de garantir qu’aucun enfant n’ira dormir sans avoir bu un verre de lait, qu’aucun enfant ne se réveillera en n’ayant même pas un pain et du beurre à manger pour toute la journée», affirmait le futur président quelques semaines après le scrutin. Des mots qui ont fait souffler un formidable vent d’espoir sur la cuisine solidaire de Jardim Iguatemi.

Trente kilomètres plus loin, dans les gratte-ciel climatisés qui bordent l’opulente avenue Faria Lima – le plus grand centre financier d’Amérique latine – l’ambiance est aux antipodes. La volonté affichée par Lula de desserrer le carcan de l’austérité pour lutter contre la faim a déclenché la colère des marchés, relayée par une campagne médiatique fustigeant l’«irresponsabilité fiscale» du futur gouvernement qui entrera en fonction le 1er janvier. Pour mettre en œuvre les mesures minimales nécessaires afin de faire face à l’explosion de la pauvreté[3] et de la faim, le futur président n’a en effet d’autre choix que de contourner le terrible carcan fixé aux dépenses sociales par le prédécesseur de Jair Bolsonaro, le néolibéral Michel Temer. Un projet d’amendement constitutionnel, dit «PEC de la transition», prévoit de «libérer» environ 200 milliards de reais supplémentaires (35 milliards de francs), dans l’objectif notamment de garantir une aide mensuelle de 600 reais (environ 100 francs) aux familles les plus pauvres. Il est l’objet d’âpres négociations au Parlement – et déchaîne les foudres des milieux financiers. Ce contexte est encore durci par les manifestations des partisans les plus exaltés de Bolsonaro, qui continuent à appeler au coup d’Etat militaire – avec l’appui de hauts cadres de l’armée. Certains militaires franchissent même le pas: «Des officiers et des hommes de troupe de l'armée de terre, de la marine et de l'armée de l'air […] ont été pris en flagrant délit de participation à des manifestations (réclamant un coup d’Etat militaire, ndlr) autour des casernes, et de publications de textes à tonalité golpiste sur les réseaux sociaux. Ces manifestations sont interdites par le règlement de la caserne», souligne le quotidien (conservateur) O Estado de São Paulo[4].

La bataille contre la faim sera rude. Mais dans les ruelles étroites des périphéries, auprès des fourneaux solidaires du MTST, elle continue de remporter chaque jour de belles victoires[5].

Article paru dans Services Publics, le journal du SSP, le 2 décembre 2022.


[1] www.poder360.com.br, 8 juin 2022.

[2] Durant la pandémie, l’augmentation des personnes vivant dans la rue a été de 31% dans la ville de São Paulo (Folha de São Paulo, 23 janvier 2022). Au mois de septembre, l’Etat de São Paulo comptabilisait 85900 personnes en situation de rue – 48600 pour sa capitale. La ville de Rio de Janeiro comptait de son côté plus de 12000 sans-toit. Selon l’Observatoire brésilien des politiques publiques visant la population en situation de rue, qui a compilé ces données, ces chiffres sont probablement sous-évalués (globo.com, 13 octobre 2022).

[3] «La pauvreté et la pauvreté extrême ont atteint des niveaux record en 2021», notait la Folha de São Paulo (2 décembre). Selon les données les plus récentes de l’Institut brésilien de géographie et statistique, le Brésil comptait 62,5 millions de pauvres (29,4% de la population) et 17,9 millions de personnes vivant en situation de pauvreté extrême (8,4% de la population totale). L’IBGE reprend la définition du seuil de pauvreté fixée par la Banque mondiale, soit 5,50 dollars par jour; le seuil de l’extrême pauvreté est fixé, lui, à 1,90 dollar par jour.

[4] 30 novembre 2022.

[5] Texte écrit dans le cadre d’une délégation solidaire organisée par l’organisation de coopération E-changer au Brésil, du 11 au 22 novembre.

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