Après trois décennies ou presque d’activité syndicale, Aldo Ferrari vient de prendre sa retraite. Interview
Aldo Ferrari, 62 ans, a toujours été un homme pressé. Et la retraite n’y changera rien, même avec beaucoup plus de temps à disposition. «J’apprécie qu’il y ait du rythme», admet-il, estimant que l’urgence appelle à aller à l’essentiel. Un trait de la personnalité de cet hyperactif qui a consacré toute son énergie ou presque à la cause des travailleurs. L’Italien de deuxième génération, titulaire d’un CFC de mécanicien électricien et d’un brevet fédéral en assurances sociales, entame son parcours dans le domaine syndical en 1996. D’abord au sein du SIB à Vevey, puis à Lausanne, avant de devenir, à la création d’Unia, secrétaire régional pour le canton de Vaud jusqu’en 2010. Le comité directeur lui demande ensuite de le rejoindre. Aldo Ferrari y restera jusqu’en 2021. Il hérite d’abord de la fonction de responsable de la branche horlogère deux ans durant, puis de celle de l’artisanat. Un dernier poste qu’il va conserver jusqu’à son départ, mais les dernières années hors de l’instance dirigeante, tout en restant un interlocuteur privilégié sur ce dossier. Dans l’intervalle, l’homme aura aussi pris un temps les rênes de la vice-présidence d’Unia. Sans oublier son engagement dans la prévoyance vieillesse. Aldo Ferrari se charge des assurances sociales au sein du comité directeur et siège dans plusieurs conseils de fondation de caisses de pensions. Une mission qu’il conserve aujourd’hui encore. Après avoir passé fin mai le témoin pour la conduite du secteur de l’artisanat à Yannick Egger, le syndicaliste revient sur sa riche trajectoire.
Comment est né votre intérêt pour la cause syndicale?
Mon père, Italien, était syndiqué et inscrit au Parti communiste. Il est venu en Suisse dans les années 1950 où il a travaillé comme contremaître dans une fonderie à Yverdon. C’est dans ce pays qu’il a rencontré sa future épouse, une compatriote, employée dans une entreprise horlogère à Sainte-Croix. Nous avons toujours parlé à la maison de politique, de syndicalisme et de sport, cyclisme et football en tête. A ce propos, pour l’anecdote et en tant que syndicaliste, il était inimaginable de se rendre sur les chantiers sans connaître les principaux résultats des courses ou des matchs. Tous les Italiens s’y intéressent, avec le cinéma, même si le grand écran perd, hélas!, aujourd’hui du terrain.
Quels événements marquants ont contribué à votre engagement pour la défense des droits des travailleurs?
J’ai bossé 46 années durant sans interruption, ayant eu la chance de ne jamais passer par la case chômage. Avant de devenir syndicaliste, j’ai travaillé dans différents secteurs, industrie, bâtiment, etc. Mon premier emploi s’est déroulé dans une entreprise de cartonnage, à Fribourg, où régnait un bruit infernal. Je me chargeais de l’entretien et de la révision des machines et gagnais alors 2050 francs brut par mois! Je me rappelle encore de la dure condition des femmes actives sur la chaîne de production. Elles recevaient chaque semaine quelques jetons les autorisant à s’absenter pour se rendre aux toilettes hors des pauses réglementaires... Je me souviens aussi quand la fonderie où était engagé mon père a fermé. Les questions prolétaires ont toujours été présentes dans ma vie. J’ai aussi été conducteur de bus aux TPG et militant actif. Nous avions mené une grève victorieuse qui s’était soldée par une réduction du temps de travail et l’engagement d’une quarantaine de chauffeurs supplémentaires.
Comment avez-vous vécu votre changement de fonction de secrétaire régional d’Unia Vaud à celui de membre du comité directeur responsable du secteur de l’artisanat?
La décentralisation de l’organisation est clairement une plus-value. J’estime important que des responsables de régions comme des personnes issues de la formation duale puissent accéder au comité directeur et relayer ainsi leur expérience de terrain, proche des membres. La conduite du secteur de l’artisanat a enrichi mon parcours et m’a obligé à m’améliorer en allemand. Si je juge la formation duale que j’ai suivie excellente, il faudrait promouvoir les échanges linguistiques dans cette filière.
Que retenez-vous au chapitre de vos principales réussites?
Tous les pas qui ont permis de promouvoir de meilleures conditions de travail. Mais aussi de préserver les retraites, comme en 2010 où notre combat a permis d’éviter une baisse du taux de conversion des rentes LPP.
Au niveau d’importantes avancées pour les salariés, je pense notamment à celles en faveur du personnel du nettoyage. Nous sommes parvenus à créer et à améliorer une convention collective de travail romande qui a été rendue de force obligatoire. Le tarif horaire est passé de 14,50 francs, qui était par exemple en vigueur dans le canton de Vaud, à plus de 20 francs et on a pu instaurer un 13e salaire. Mais surtout nous avons obtenu la garantie d’une compensation du renchérissement au coût de la vie sans limite pour les quatre ans à venir ainsi qu’une revalorisation des salaires. La mise sur pied de centres de formation a aussi permis de revaloriser la profession.
Vous avez aussi remporté des batailles majeures dans le second œuvre.
L’une des plus grandes victoires est l’introduction, en 2004, de la retraite anticipée à l’âge de 62 ans. J’ai aussi contribué à ce succès majeur dans le domaine de la construction. Je me rappelle de la grève largement suivie à Lausanne dans ce secteur en 2002. Nous avions alors bloqué l’ensemble des chantiers de l’entreprise du président de la Fédération vaudoise des entrepreneurs.
Il faut aussi mentionner l’augmentation récente des salaires avec la nouvelle CCT du second œuvre romand qui va permettre d’éviter une perte du pouvoir d’achat.
Un important travail a également été réalisé dans la participation du syndicat à la mise en œuvre de la voie bilatérale avec l’Union européenne...
Oui, grâce aux CCT et à l’établissement des mesures d’accompagnement à la libre circulation, garantes de la cohésion sociale, nous avons bien su négocier ce virage et protéger les salaires. Il faut poursuivre dans cette voie et ne rien lâcher en la matière, renforcer les contrôles, comme nous y sommes parvenus dans le canton de Vaud qui finance pour moitié ces derniers. Les commissions paritaires jouent un rôle majeur dans ce domaine. De notre côté, nous sommes des internationalistes, mais pas naïfs. Et nos soupçons de risques de sous-enchères ont été avérés.
Des exemples de cas de dumping emblématiques?
Plusieurs... Accompagnés de journalistes de la RTS, nous étions par exemple entrés dans la propriété de l’ancien champion du monde de Formule 1 Michael Schumacher où travaillaient des marbriers français payés 8 francs l’heure au lieu des 26 francs réglementaires. Avec mon nom, l’affaire avait suscité pas mal de titres amusés... Cette action m’a valu une lettre d’avertissement du Conseil d’Etat vaudois. Un diplôme pour moi... Je pourrais citer bien d’autres cas. Une seule certitude: toutes les infractions que nous avons décelées nous ont permis de défendre les travailleurs étrangers concernés et de les aider à récupérer leur dû, et en clair, protéger en conséquence nos places de travail et salaires suisses.
Et au rang des échecs, que retenez-vous?
Les plus terribles ont été liés à des fermetures d’entreprise et aux pertes d’emplois y relatives comme à l’usine d’Iril, chez Veillon, ou encore la société Swissdairyfood, partiellement reprise par Cremo, et qui a laissé derrière elle une ardoise de plusieurs dizaines de millions.
Plus généralement, le syndicat ne doit jamais sacrifier un travailleur pour la cause qu’il défend, ne laisser personne sur le bord de la route. On a parfois failli sur ce plan. Il nous faut mieux protéger les militants qui s’engagent. Il n’y a pas non plus d’affaires supérieures à d’autres. Enfin, il faut prendre garde à ne pas mélanger idéologie et résultats. La grève n’est pas une fin en soi, mais un moyen. Je me suis, de mon côté, levé tous les matins avec le souci de défendre au mieux la dignité des salariés. C’est le plus beau métier du monde.
Dans quels secteurs Unia doit-il gagner en force?
Clairement le tertiaire où les rémunérations restent scandaleusement basses. Je me rappelle quand nous avons réussi à conclure une CCT de la vente pour Lausanne. Une vendeuse invitée à s’exprimer alors sur un plateau de télévision a indiqué que, grâce à cet accord, elle pouvait amener sa fille une fois par semaine au cinéma... Il faut aussi poursuivre les efforts dans le nettoyage et toutes les professions à bas revenus. On ne peut accepter que des travailleurs ne parviennent pas à vivre avec leur salaire et doivent recourir à l’aide sociale. C’est aussi valable au moment de leur retraite.
Comment a évolué le partenariat social au cours de ces dernières décennies?
Actuellement, on défend la loi du plus fort, le moins de réglementation possible. Les attaques contre les CCT et le partenariat social n’ont jamais été aussi violentes qu’aujourd’hui. La majorité bourgeoise du Parlement ignore le fonctionnement de ces outils. Et se positionne en faveur de contrôles étatiques qui doivent impérativement demeurer aux mains des partenaires sociaux. Les organisations patronales se politisent par ailleurs de manière excessive, surtout en Suisse alémanique.
Quels défis attendent Unia?
Le syndicat doit continuer à se rendre sur les lieux de travail, à se montrer proche des gens, tout en diversifiant les modes de communication, en poursuivant le développement d’outils numériques pour atteindre un public élargi. Recrutement, motivation demeurent les maîtres-mots. Tout le reste n’est que littérature. La recette semble simpliste, mais elle est efficace. Ma grande crainte, c’est une évolution de l’organisation vers la bureaucratie.
Des projets pour votre retraite?
Je me réjouis de pouvoir consacrer davantage de temps à ma compagne, à la lecture – je suis passionné par la littérature noire, les polars – et à des virées en moto. Je continuerai à participer à des manifestations, mais définitivement pas à des assemblées syndicales. A la relève de prendre le relais. Toute autre attitude me paraîtrait indécente.