Depuis trois ans, Alexandre Salama filme les mobilisations écologiques et sociales, des Gilets jaunes à la Grève du climat. Avec culot et talent
Casquette vissée sur la tête, rap dans les oreilles, Alexandre Salama arrive sur son vélo dans le parc de Mon Repos juste après une journée de cours, et avant de s’occuper de la technique pour un débat en ligne sur la convergence des luttes.
Le jeune homme est de toutes les mobilisations, au point d’avoir redoublé sa première année d’études à l’Eracom, en communication visuelle (spécialisation film). «C’était l’année où je montais à Paris les week-ends pour manifester avec les Gilets jaunes. J’y suis allé d’abord pour comprendre. Puis, c’est devenu pour moi un champ de politisation radicale», explique celui qui ne trouve alors plus le temps ni le cœur pour potasser ses leçons. Caméra au poing, le Franco-Suisse avoue avoir adoré ces moments d’adrénaline. «Je suis devenu accro, non sans peur. C’est si étrange de se retrouver devant les flics et d’avoir envie d’appeler la police!» lance-t-il avec le sourire. Généreux, Salama ne compte pas ses mots et parle vite. Ses pensées tourbillonnent, au point de se perdre parfois. Ce qui ne l’empêche pas de dérouler sa vie de manière limpide.
Conscience de classe
En 1996, Alexandre naît près de Paris, d’un père pied-noir juif et d’une mère chrétienne, «qui m’ont élevé en mode athée», précise-t-il. La famille emménage moins d’une année après dans le canton de Vaud. Il a 10 ans, lorsque son père repart, seul, en France. S’ensuit une adolescence chaotique, mais aussi le début de son amour pour l’image. A 14 ans, Alex commence à filmer dans les skateparks, avec ses potes de trott’, histoire d’immortaliser leurs tricks. Une année après, il quitte la maison, se retrouve en foyer, puis en colocation. Il obtient un premier diplôme, celui de médiamaticien au Centre professionnel du Nord vaudois (CPNV). Puis entre à l’Eracom. Si les liens sont toujours rompus du côté paternel, sa relation est redevenue bonne avec sa mère qui subvient à ses besoins.
De son milieu favorisé économiquement, Salama peine à en parler sans culpabiliser. «Mais sans ma mère, je ne pourrais pas militer autant», lance-t-il, reconnaissant, tout en devant composer avec cette dissonance cognitive. Un paradoxe qu’il ressent aussi parfois en écoutant du rap. Certains morceaux actuels l’inspirent musicalement, alors que leurs paroles le laissent dubitatif: «Beaucoup de textes sont clairement méritocratiques. Si tu veux, tu peux, disent-ils en gros, sans tenir compte des rapports sociaux et des théories de Bourdieu. Ce type de rap a une influence très forte sur la jeunesse. Ça l’empêche de penser plus collectivement.»
Naissance d’une militance
Sa militance est née il y a trois ans. Le déclic? La lecture de Destruction massive écrit par Jean Ziegler. «J’ai compris que la faim dans le monde était un crime organisé. Ça m’a bouleversé! Je me suis senti trahi. Pourquoi ne m’avait-on pas dit ça plus tôt?» se souvient Alex, qui commence à s’informer, avant de descendre dans la rue avec les Gilets jaunes. «A Paris, je me suis retrouvé au milieu de vrais prolos qui ne sentaient pas très bons et avaient des dents bizarres. Un réflexe de bourgeois que de penser ainsi», raconte celui qui a été parfois agressé verbalement par des militants lorsqu’il les filmait. «C’était une méfiance saine. Et dès que j’expliquais mon indépendance, c’était bon», raconte-t-il, tout en rappelant que «la vraie violence est institutionnelle».
Très vite, le vidéaste indépendant préfère rester derrière la caméra, et laisser parler. «Je ne voulais plus être en mode “egoˮ et je n’étais pas très doué pour des commentaires en direct», lâche-t-il, autocritique.
Le caméraman revendique sa subjectivité et son militantisme sans néanmoins être dénué de réflexes médiatiques: «Si je vois deux mamies qui parlent politique dans une manif de Gilets jaunes et, qu’un peu plus loin, il y a un feu, je vais là où ça flambe. Comme tous les médias…» Au cœur de l’action, il filme au plus près, avec respect. «Lors de l’action dans la multinationale Vitol avec XR, j’ai flouté les visages des employés. Car je ne vise pas les individus, mais un système.»
Bénévolat
Lucide, Salama l’est aussi face au paradoxe d’utiliser les monstres néolibéraux du numérique que sont Youtube et Facebook. «Impossible d’y échapper pour faire passer mes messages au plus grand nombre. Même si j’ai de plus en plus de doutes sur une possible conscientisation de masse», souligne le militant, pourtant partout, pour témoigner des actions de la Grève du climat, d’Extinction Rebellion, d’Ende Gelände en Allemagne, de la Zad du Mormont, et même d’une action syndicale d’Unia, entre autres… Une obsession pour celui qui a toujours l’impression de ne pas en faire assez. Alors qu’il ne compte plus ses heures de tournage et de montage bénévoles. «J’ai un rapport bizarre à l’argent. J’ai l’impression que je dois vendre mon âme si j’en gagne», souligne-t-il, attaché à sa liberté. Celle de laisser parler, de prendre le temps, de creuser, à l’instar du média web, dont il est partie prenante, TheSwissbox conversation, qui propose des entretiens aux formats sans contrainte, de militants, d’économistes, de sociologues, de politologues…
Mêlant questions écologiques et sociales, Salama est devenu végétarien et, un temps, s’est mis au jardinage en permaculture. Mais pour lui, la lutte collective prime. Son rêve? «Au début de ma chaîne Youtube, j’avais écrit vouloir “sauver le mondeˮ. Aujourd’hui, je suis plutôt fataliste. Pour le climat, j’ai peu d’espoir, mais au moins, on aura essayé… Et je continue de rêver à la fin du capitalisme.»