A Bonvillars (VD), au-dessus du lac de Neuchâtel, Céline Ammann fabrique des moutardes et pratique la teinture végétale en bio. Son travail, c’est ça. Mais c’est aussi le reste, toute sa vie exigeante de simplicité. Rencontre
Chez Céline Ammann, les convictions n’ont pas d’âge. A 42 ans, les pieds droits dans les bottes de son présent, elle s’évertue à vivre dans la plus grande simplicité possible depuis ses prises de conscience dès l’adolescence. La fabrication de moutardes biologiques et la teinture végétale sont les deux savoir-faire qui lui assurent son revenu. Moutardière et teinturière, donc. Mais aussi mère de deux filles, célibataire, cuisinière, jardinière. Toutes ses facettes se résument en un seul mot: travail. Car chez elle, vie professionnelle et vie privée se mêlent depuis toujours. Ce travail quotidien, qu’elle appelle «militantisme par l’exemple», repose sur le souci d’une saine alimentation, sur une soif d’éthique et sur son lien à la nature. Et cette quête de sobriété est contagieuse. En cette journée printanière, je parviens jusqu’à elle par une route qui digresse en virages. Elle vit à Bonvillars (VD), mais je la retrouve sur le parking de la salle communale de Tévenon, près de chez elle. Je remarque d’abord le foulard arc-en-ciel qui cache ses cheveux. Puis direction la salle polyvalente. Au fond, dans une cuisine industrielle que la commune lui loue ponctuellement pour presque rien, elle s’assoit aux commandes de la machine de remplissage manuel qu’elle utilise pour ses pots de moutarde. C’est ici qu’elle renouvelle son stock. Cloc, tchchchch, ploc, clac: la bande-son du travail de Céline Ammann.
Toujours les mêmes recettes
Des graines suisses, de l’eau, du sel et un ingrédient supplémentaire pour chacune de ses neuf moutardes. Depuis vingt-cinq ans, elle utilise les mêmes recettes, apprises avec son père, durant son enfance à Mies (VD), à l’occasion d’un marché de Noël. Les bases de son mode de vie actuel remontent à cette même époque. «A 13 ou 14 ans, j’ai commencé à mettre des sous de côté pour acheter une maison. Je souhaitais vivre avec le plus d’autonomie possible, sans m’adapter à la vie des autres. Je pense depuis longtemps que chaque sou qu’on dépense est un acte politique. Se contenter de moins permet d’élargir sa marge de manœuvre.» Dès l’adolescence, elle participe à ses premiers marchés d’artisans et, à 24 ans, elle réalise que ses moutardes peuvent devenir une vraie source de revenu. Elle fonce. Elle vient d’interrompre ses études d’ingénieure agronome à l’EPFZ, car ce qu’elle y entendait était en contradiction avec sa vision de l’agriculture. A partir de ce moment-là, elle s’échine pendant des années à écraser à la force du bras des graines de moutarde avec un moulin, à remplir ses pots à la petite cuillère. Chez elle ou dans un local ou dans une ancienne poste; où elle peut.
Presque une danse
Retour au présent, dans la salle communale de Tévenon. Le moulin des débuts a laissé la place à un imposant mixeur. Après le mélange des ingrédients, Céline Ammann reprend sa musique de remplissage. Cloc, tchchchch, ploc, clac. Je me laisse envoûter par son geste automatique. «J’aime les tâches aux mouvements répétitifs, explique-t-elle. Les gestes prennent un autre sens. Ça devient presque une danse ou une sorte de taï chi. Ce n’est pas juste produire quelque chose, c’est être en entier dans le mouvement. Peut-être que l’esprit pense à autre chose, mais le geste contribue à ce que l’esprit soit ailleurs.»
Aujourd’hui encore, les moutardes représentent son revenu principal, auquel s’ajoutent désormais la vente de textiles teints et l’animation d’ateliers d’initiation à la teinture végétale. Même en comptant les aides pour l’assurance maladie et les prestations complémentaires pour familles auxquelles elle a droit, Céline n’atteint pas toujours les 3000 francs par mois. Cuisiner, cultiver ses légumes, transformer en conserves, récupérer, avoir le strict nécessaire, se chauffer au bois: tout ça lui permet d’équilibrer son budget quotidien.
Démêlage au jardin
Dans son potager, que je découvre les jours suivants, les légumes côtoient des plantes qu’on appelle tinctoriales puisqu’elles sont utilisées pour les teintures. Selon les années, on trouve ici de la camomille des teinturiers, du pastel, de la tanaisie, des coreopsis, de la gaude... Ce matin, elle entame le désherbage de la menthe bergamote. Elle a planté 2000 pieds de cette vivace envahissante qu’elle fait distiller en huile essentielle; les restes, séchés, servent ensuite à colorer de la laine ou du coton dans des tons jaunes, vert olive. On utilise ainsi la totalité de la plante.
Il faut la voir faire. J’écarquille les yeux. C’est un démêlage de végétaux. Les plants de menthe, asséchés par l’hiver, sont enchevêtrés avec les mauvaises herbes. Ses doigts plongent allègrement en sous-sol, démêlent les racines, arrachent celles, labyrinthiques, des orties, tirent sur les brins de lierre terrestre qui fleurissent tout juste.
Ce jardin est le début de sa chaîne, là où germent ses graines de conviction. Rester connectée au vivant et travailler à la maison lui permet de ne pas s’égarer, de garder son authenticité. Mais, en même temps, quand vie privée et vie professionnelle mijotent ensemble, le repos psychologique est parfois difficile. Céline Ammann s’est retrouvée confrontée un jour à une période de surmenage. Trop de travail. Quand elle l’évoque, ce souvenir fait penser aux burn-out des grandes entreprises. «Mon patron, qui est donc moi-même, m’en demandait trop par rapport à la ferme, dit-elle. Je me mettais beaucoup de choses sur les épaules. Je sentais que j’avais dépassé mes limites, mais je ne savais pas comment m’arrêter.» Elle en a tiré des leçons, a retrouvé son souffle. «Ce n’est ni sain ni épanouissant de bosser tout le temps comme une damnée, de ne jamais avoir terminé sa tâche, de ne jamais en faire assez, de toujours se reprocher que les choses ne soient pas finies.»
Des marmites lourdes comme des enclumes
Pendant ces jours passés avec elle, je découvre tout le travail qui entoure la teinture végétale. Il faut être prêt à faire bouillir des marmites et des marmites d’eau, lourdes comme des enclumes. Il faut rincer les fibres, plonger, rincer de nouveau, dans l’eau glacée, l’eau brûlante. Il faut anticiper les facteurs qui peuvent modifier le résultat de la couleur: la température de l’eau, la concentration de plantes, la durée de trempage. Entre autres. Tout peut avoir une incidence et chaque plante a ses particularités. Céline Ammann explore la teinture végétale depuis vingt ans, le côté imprévisible lui a tout de suite plu. Mais en teinturière professionnelle, elle cherche aujourd’hui la reproductibilité. Les traces de cette quête sont inscrites dans des carnets pleins de formules, de recettes, de morceaux de textiles collectés.
Après deux semaines chez Céline Ammann, je quitte cet univers coloré fait de tissus, bocaux, pelotes de laine. Dans cette ancienne ferme où elle habite, je laisse en plan tous ces tons, francs, pâles, multiples. Dehors, sur le bord du chemin, je remarque une immense pelote métallique emmêlée, oubliée. Dans le pays de Céline Ammann, le gris des fils barbelés n’a pas trouvé sa place.
Cet article est la version condensée d’un reportage texte et photos de 28 pages, réalisé pour Ici Bazar, magazine qui explore le quotidien de personnes mêlant travail et passion. icibazar.com
Site de Céline Ammann: couleursdeschamps.ch