Le nombre de grèves est en recul. Entre le milieu des années 1990 et 2010, la Suisse a vécu de nombreux conflits collectifs emblématiques (la Boillat, les Officine de Bellinzone, Merck Serono, la fonction publique, ABB, etc.). Mais l’Office fédéral de la statistique recense désormais moins de 1500 travailleurs impliqués en moyenne par année, sans compter les débrayages cycliques des maçons et les grèves à l’aéroport de Genève (les grèves féministes n’impliquaient que peu d’arrêts de travail). La conflictualité est ainsi retombée au niveau de l’après-guerre, quand les syndicats monnayaient l’abandon de mesures de lutte avec d’importantes augmentations salariales. La situation est tout autre aujourd’hui: la précarisation rampante renvoie des parts importantes de travailleuses et de travailleurs à la marge des négociations conventionnelles, avec des résultats plutôt modestes.
Alors que cette précarité économique appelle à des syndicats offensifs, leur action est limitée par l'extrême difficulté à organiser des collectifs de travail. La fragmentation et la mise en concurrence des statuts, la volatilité du personnel, les représailles patronales et la perte du savoir-faire militant sont autant de facteurs qui compliquent la lutte collective. Et pourtant, comme nous le rappelle l’excellent ouvrage Réapprendre à faire grève, de Baptiste Giraud, des grèves s’organisent. En analysant, à partir d’une enquête menée auprès d’une structure parisienne de la CGT, l’apprentissage de la grève dans des univers professionnels peu habitués à en connaître, ses conclusions s’appliquent aussi à notre contexte (comme la grève des coursiers de Smood l’a d’ailleurs confirmé).
Premièrement, les «dispositions à l'indocilité» contre les humiliations quotidiennes au travail sont plus répandues qu’on ne le pense. Elles se traduisent par une pluralité de résistances qui restent généralement invisibles. Mais elles ne prennent que rarement la forme d’un mouvement collectif articulé sous forme de grève, notamment parce que ces travailleurs n'ont jamais été familiarisés à l'usage de cette modalité d'action perçue comme risquée. C’est pourquoi, deuxièmement, l’intervention de ce que Giraud appelle des «entrepreneurs de la grève» est décisive. Ces militants ou professionnels disposent d’expériences spécifiques et sont prêts à assumer le coût et les risques de l'organisation d’une grève. Leur «travail de fourmi» quotidien, souvent méconnu par les directions syndicales, permet de donner confiance aux travailleurs, de les appuyer et de les protéger, et d’ouvrir des espaces d'apprentissage de la lutte. Et troisièmement, l’enquête montre qu’une grève n’est pas seulement un instrument efficace pour peser sur le rapport de force entre employés et employeurs. Elle permet aussi, plus que les pétitions ou autres manifestations du samedi, d’extraire les individus de l’emprise patronale, de la souffrance individualisée et de la mise en concurrence le temps d’un arrêt de travail. Comme disait l’ancien président de l’Union syndicale suisse: la grève est la meilleure école de la solidarité.
L’étude plaide ainsi pour un volontarisme qui dépasse les inerties d’appareils syndicaux formatés à un dialogue social asymétrique qui, derrière une rhétorique combative, tempère dans la pratique qu’«on ne fait pas la grève pour faire la grève». Giraud suggère le contraire: le maintien du savoir-faire n’est possible que par sa mise en pratique avec les salariés. Il s’agit donc bien de faire la grève pour la grève, de faire vivre une culture de lutte collective chaque fois que le contexte le permet. L’empêcher équivaut à «trahir le possible» au sens d’Adorno, à refuser de reconnaître les intelligences collectives des travailleurs et leur potentialité d’émancipation.