Vous aimez les raisonnements binaires, les choses bien tranchées, la vision en noir et blanc, bref le manichéisme? Ben, vous allez être servi dans cette chronique tout entière consacrée au principe opposant la loose et la gagne, ou plus managérialement dit, le looser et le gagnant, voire même le perdant et le winner, l’essentiel étant qu’un des deux termes reste en anglais, ça fait plus, comment dire… mieux… enfin, plus smart, quoi!
Notez que même le mot de manichéisme est déjà une chausse-trape. Un piège. Parce qu’il provient du nom d’un monsieur appelé Mani, mais aussi Manès. C’est bien parti: deux noms, un seul bonhomme. Un Persan, théologien, judéo-chrétien par son père et zoroastrien par sa mère. Avec un pedigree pareil, on comprend qu’il ait voulu simplifier les choses, le Mani. Sauf que sa doctrine est une compilation (un syncrétisme, y disent en fac de théologie) de zoroastrisme, de bouddhisme et de christianisme. Bravo, la simplification. Même sa mort est embrouillée, au Mani. Après une longue agonie en prison, sa tête aurait été coupée et clouée à une porte de la ville. Ou son corps aurait été écorché et sa peau, remplie de paille, suspendue à une entrée de la ville de Gundishapur. Ou encore, son cadavre aurait été coupé en deux et exposé à deux portes de la ville. Pas simple ni ragoûtant. Mais de quoi mettre en garde contre toute réduction abusive, non?
Gardons donc en tête (et, contrairement à Mani, gardons-la tout court) cet avertissement et penchons-nous sur ce qui distingue un looser d’un gagnant. Grâce aux articles dont la lecture n’excède pas trois minutes et destinés aux jeunes cadres dynamiques – qui en cela ne se distinguent pas du lecteur moyen de 20 minutes, oui, mais, houlala, c’est parce qu’ils sont pressés les jeunes cadres, tandis que les autres ne sont que flemmards! – donc grâce à ces articles, nous savons désormais qu’il existe dix différences cruciales entre le looser et le gagnant. Dix. Pas onze ou neuf. Non dix, comme les doigts de la main, comme ça, c’est plus facile de s’en rappeler. Parmi ces dix, il y en a des qui font réfléchir. Par exemple: «Le looser a un grand téléviseur, le gagnant lit beaucoup.» Ça explique bien des choses, non? Vous avez un grand téléviseur? Bon, ben, c’est foutu, faudra vous y faire. Vous avez un petit téléviseur? Ah ben, tout n’est peut-être pas perdu? Vous n’écoutez que la radio? Oh, un cas imprévu! Un loognant, ou un gagser!
Enfin, c’était juste pour vous expliquer qu’il vaut mieux comprendre votre environnement que vous laisser balloter par les événements en regardant des séries assommantes. L’article à deux balles, pardon, à trois minutes, ne dit pas ce qui se passe lorsque vous regardez une émission de télé avec le logo «Nation apprenante». Peut-être que Secrets d’histoire, présenté par Stéphane Bern, vous aide vraiment à comprendre votre environnement. Même si l’histoire dont on est censé découvrir les secrets se résume à «Lundi matin, le roi, la reine et le p’tit prince/Sont venus chez moi pour me serrer la pince./Comm' j’étais parti, le p’tit prince a dit: /“Puisque c’est ainsi, nous reviendrons mardi!ˮ».
Autre différence tout à fait cruciale entre le perdant et le gagnant: «Le perdant fait des hypothèses, le gagnant pose des questions.» Vous ne voyez pas le fossé qui sépare celui qui fait des hypothèses de celui qui pose des questions? Vous vous dites que, quelquefois, pour poser des questions, il faut savoir faire des hypothèses? C’est bien la preuve que vous êtes un looser! (Oui, on dit un looser, parce que les jeunes cadres dynamiques, ben, c’est pas des gonzesses!) Bon, en réalité, l’explication, c’est que le looser fait des mauvaises hypothèses. C’est facile, hein, le journalisme pour jeunes cadres dynamiques: il suffit d’expliquer que si vous perdez, c’est parce que vous avez fait une erreur. Et qu’inversement, si vous faites des erreurs, vous allez perdre. Vous avez raté quelque chose? C’est parce que vous vous êtes trompés. C’est beau, un métier aussi utile aux autres: vous achetez un dictionnaire des pléonasmes et vous faites carrière pendant au moins vingt ans.
Bon d’accord, il y en a des plus sérieuses. Comme «Le perdant se plaint et critique, le gagnant félicite et encourage». Illustration: «Le perdant a souvent appris à se contenter de son sort, de son environnement, lui-même souvent acquis à cette fatalité. Le gagnant fait la louange des autres et profite des bienfaits qu’ils lui portent, et jouit d’une sorte de privilège qu’il ne tient jamais pour acquis.» Comment ça, dans votre boîte, on peut toujours aller se brosser pour être félicité et encouragé! Et les louanges, c’est réservé pour le culte ou la messe, le dimanche! Mais vous bossez pour des perdants, ou quoi?