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La terre, enjeu local et mondial

deux paysans discutent
© Neil Labrador

Le Suisse Antoine Hentsch et le Brésilien Manoel Missias Bezzera, deux parcours de paysans sans terres.

Dans la campagne vaudoise, deux paysans, l’un brésilien l’autre suisse, se sont rencontrés pour un échange fécond entre techniques biologiques et difficultés politiques

Deux paysans, tous deux sans terres à l’origine, militent chacun à sa manière dans son contexte spécifique. Le Brésil, la Suisse, deux politiques agricoles, deux espaces, pourtant inextricablement liés.

Manoel Missias Bezzera, coordinateur du secteur de production et membre de la direction exécutive du Mouvement des Sans Terres (MST), était en Suisse début août dans le cadre d’un échange Sud–Nord avec le syndicat Uniterre et l’ONG E-changer. Parmi ses visites dans les cantons de Vaud et de Genève, il a rencontré Antoine Hentsch du domaine des Eterpis à Gollion. Non issu d’une famille paysanne, ce dernier a fait un apprentissage d’agriculteur – où il a notamment appris toutes les manières d’épandre les pesticides et le labour, deux techniques qu’il refuse de pratiquer aujourd’hui –, puis des études d’ingénieur agronome et de management. Il a travaillé quatre ans chez Syngenta, autant dans le service public, avant d’acheter, il y a trois ans, la ferme des Eterpis déjà cultivée biologiquement par son prédécesseur.

«Ce n’est vraiment pas facile de s’installer quand on n’a pas de terres familiales», explique Antoine Hentsch, qui en impose par ses connaissances et son parcours hors du commun. «Ici, j’ai mis toutes mes économies, je me suis endetté, je ne pars plus en vacances et je sais que je ne gagnerai jamais plus un salaire tel qu’auparavant. Mais je n’ai aucun regret. Je veux montrer que c’est possible d’être un paysan, au départ sans terres, de faire du bio complet (sans cuivre, sans souffre…), de la biodynamie, de la vente directe et de s’en sortir. Si on y arrive en Suisse, c’est sûrement possible ailleurs.»

A ses côtés, Michelle Zufferey, secrétaire d’Uniterre, renchérit: «L’accès à la terre est un combat mondial, qui touche très fortement la Suisse. La souveraineté alimentaire est l’une des solutions.» Et de rappeler: «La Suisse importe du soja pour le bétail sans égard pour les impacts environnementaux, notamment la déforestation, dans les pays d’origine. Cela ne peut pas continuer comme ça.»

De l’autonomie

La jeune famille Hentsch produit et vend elle-même le fruit de ses récoltes directement, sans intermédiaire. L’indépendance en étendard, elle porte une vision où la biodiversité et le respect de la terre sont essentiels, consciente des enjeux du réchauffement climatique déjà perceptible. Fondée sur la diversification, sa production comprend légumes, viande, œufs, miel, pâtes, tofu, pain, jus de pomme, sauce tomate, huile de noix et peut-être bientôt du lait. «J’avoue que je me questionne beaucoup en ce moment par rapport à la viande…» précise Antoine Hentsch à son homologue, grâce à la traduction de Mariana Alves Tavares, anthropologue multilingue.

Le paysan explique viser la complémentarité entre le travail de précision de la main et la rapidité des machines. «En Suisse, on peut avoir beaucoup d’argent pour acheter des machines énormes. Pour moi, c’est incohérent écologiquement. Je privilégie mon petit tracteur économique, dont l’énergie pour le fabriquer a été amortie, puisqu’il a plus de 30 ans. Sa mécanique est simple, donc il est facile à réparer. Avec de la technologie basse, je reste maître de la machine. Et puis, la permaculture, une fois maîtrisée, est très productive mais peu mécanisable.» Antoine Hentsch et son épouse forment deux apprentis. Son père, mécanicien de métier, collabore aussi sur le terrain, ainsi que des wwoofers (volontaires internationaux qui travaillent quelques heures par jour contre le repas et l’hébergement). «Plus jeune, j’ai beaucoup voyagé. Avec le wwoofing ou l’accueil de visiteurs pour le brunch du 1er Août, par exemple, c’est le monde maintenant qui vient à moi. C’est important de pouvoir continuer à échanger», indique le paysan en s’adressant à son homologue brésilien avec enthousiasme.

Pour une autre agriculture

Manoel Missias Bezzera lui demande à quel point l’Etat lui vient en aide. «Même si l’agriculture en Suisse est la plus soutenue au monde, après le Japon, pour ma part, je ne veux pas accomplir de prestations incohérentes juste pour gagner de l’argent. Comme l’immense majorité des paysans, je souhaite vivre de mon travail et non des subventions. Le milieu agricole doit se poser les bonnes questions, comme celle par exemple de son bilan carbone, lance Antoine Hentsch. Pour une vraie durabilité, je dois améliorer la qualité du sol. Il faut penser à la future génération, sinon l’avenir s’annonce bien sombre.» La rotation des cultures, l’utilisation d’un compost fait maison enrichi encore avec des préparations biodynamiques, l’usage d’engrais verts sont autant d’alternatives.

Les deux paysans échangent sur des techniques telles que la Milpa utilisée traditionnellement par les Amérindiens, bien avant que le mot permaculture apparaisse. Soit une plantation mixte de maïs doux, de courge et de haricots, qu’Antoine Hentsch expérimente dans l’un de ses champs. Juste derrière, des tournesols semés un peu plus tard pour nourrir les abeilles surtout. Michelle Zufferey jette un œil avisé sur les parcelles, souligne la rareté des cultures maraîchères pleine terre (les serres étant souvent privilégiées car nécessitant moins de travail). Et lance admirative: «Ici, on sent l’amour du travail, tout est fait avec soin.»

Après deux heures de découverte sur les neuf hectares de terrain, les différentes plantations, l’élevage de poules, de cochons et de moutons, les arbres fruitiers, les ruches, le local de transformation des produits, les deux paysans s’asseyent enfin à l’ombre pour boire un jus de pomme maison. Manoel Missias Bezzera regrette: «Chez nous, dans les écoles agricoles, on ne parle pas d’environnement.» «Chez nous non plus, pas de manière cohérente en tout cas!» renchérit Antoine Hentsch. Tous deux estiment que des cours sur la situation climatique, la biodiversité, les alternatives à l’agriculture conventionnelle devraient être dispensés. Et le Brésilien de conclure: «Le futur de l’humanité passe par le soin au sol, à l’air, à l’eau, à la biodiversité. Ici, je suis heureux de voir que les mouvements de paysans au Brésil ne sont pas seuls. Il faut continuer de lutter, partout.»

marche-bio-les-eterpis.ch

 

Le poumon de la planète en danger

Trois questions posées début août (avant les terribles incendies en Amazonie de la semaine dernière) à Manoel Missias Bezzera, coordinateur du secteur de production et membre de la direction exécutive du Mouvement des Sans Terres (MST):

Qu’avez-vous appris de votre séjour en Suisse?

«C’est très différent du Brésil. J’ai appris beaucoup sur les droits des paysans dans votre pays, sur d’autres pratiques d’agriculture, plus conscientes des enjeux écologiques et de santé, sur les petites machines qu’on peut utiliser pour travailler la terre. La Suisse encourage une agriculture biologique. Au Brésil, c’est tout le contraire. Par exemple, rien qu’au mois de juillet, le gouvernement a réautorisé 52 produits agrotoxiques, interdits auparavant. En plus des 262 pesticides déjà utilisés.

Où en est l’agriculture biologique au Brésil?

Il existe deux modèles au Brésil, l’un c’est l’agrobusiness des grands propriétaires, les latifundios, soutenus par le gouvernement de Bolsonaro qui subventionnent ceux qui promeuvent une agriculture basée sur les pesticides et les semences transgéniques, liés aux multinationales telles que Bayer, Cargill, Syngenta, Monsanto (racheté par Bayer, ndlr). L’autre modèle est celui des petites exploitations familiales, notamment du MST, qui privilégie le modèle agroécologique, les semences naturelles, sans pesticides ni techniques qui détruisent la nature.

Qu’a changé l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro en janvier 2019?

Le président traite les paysans du MST de «sangliers» qu’on peut donc chasser, voire de «terroristes». Le gouvernement change les lois pour détruire encore plus, criminaliser et tuer les gens qui font de l’agriculture respectueuse de la nature, notamment les indigènes et les paysans liés au MST. La déforestation est immense, car tout est fait pour l’agrobusiness ou alors pour l’exploitation des minerais. Un des projets en cours: la déforestation de 2,7 millions d’hectares de l’Amazonie (en comparaison, la surface agricole utile en Suisse est de 1 million d’hectares, soit un tiers du pays, ndlr). Or, l’impact est mondial. Il est important que les gens ici en Europe sachent ce qu’il se passe chez nous, car cela a des répercussions pour le monde entier. Les médias brésiliens promeuvent l’agrobusiness comme la meilleure option pour nourrir le monde. Or, 70% de la nourriture au Brésil provient de l’agriculture familiale. L’agrobusiness est une agriculture d’exportations (soja, viande, canne à sucre). Il n’apporte ni emploi ni lutte contre la faim, et empoisonne les ressources naturelles. Nous devons résister. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que les multinationales ont un gros impact. Et bon nombre d’entre elles ont leur siège en Suisse. Si elle était acceptée, l’initiative fédérale sur les multinationales responsables nous permettrait de porter plainte contre les exactions commises chez nous. C’est essentiel, car nous vivons tous dans le même monde. L’Amazonie doit être protégée d’un président fou qui privatise les ressources naturelles en les vendant à de grosses sociétés. Et la protection des activistes au Brésil passe aussi par une visibilité internationale.

 

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