«La traite des êtres humains a été souvent tolérée!»
L’avocat genevois Olivier Peter a déjà fait condamner de nombreux trafiquants d’êtres humains. La police et la justice n’ont pas toujours été d’un grand secours aux victimes. Il demande à l’Etat d’intervenir enfin
Selon Plateforme Traite, la plateforme suisse contre la traite des êtres humains, le nombre de victimes tend à augmenter depuis 2019. Pour la seule année 2022, la plateforme a identifié 177 nouvelles victimes de traite. De tels crimes sont-ils toujours plus fréquents?
Me Olivier Peter: C’est difficile à dire. En effet, en raison d’une prise de conscience du problème, ainsi que de la création de services spécialisés, il est plus aisé aux victimes de s’annoncer. D’où un risque de fausser la statistique, car plus de cas sont identifiés. Le problème principal repose dans la justice suisse, qui a longtemps toléré la traite des êtres humains à des fins d’exploitation de la force de travail.
Pardon?
Pendant des années, de nombreuses autorités ont considéré que l’exploitation du travail était une simple affaire de droit privé entre des parties jouissant du même statut contractuel. Alors qu’en réalité, il s’agit d’une infraction pénale, sinon d’un crime poursuivi d’office! Pendant longtemps, les ministères publics et les forces de police n’ont pas fait leur travail. Cela a permis à des pratiques criminelles graves de se répandre et à leurs auteurs et autrices de rester impunis.
Où y a-t-il concrètement un problème avec la police?
Pour commencer, il faut savoir que bien souvent les victimes elles-mêmes n’ont pas conscience que l’infraction de traite est réalisée. Elles ignorent qu’elles ont des droits et qu’elles pourraient prétendre à des prestations spécifiques. Se rendre à la police est donc une démarche très difficile, d’autant plus qu’en très large majorité, elles séjournent sur sol suisse sans une autorisation valable. Leurs craintes sont hélas justifiées: une fois annoncées aux autorités, ni les victimes de traite, ni les personnes témoins n’ont la garantie de pouvoir rester définitivement en Suisse. Même quand elles coopèrent pleinement avec la police.
Que devraient donc faire les victimes?
Avant d’aller au poste de police, elles devraient demander le soutien du syndicat ou d’un bureau spécialisé. Le système a beau comporter des éléments positifs aux victimes, il reste globalement favorable aux coupables. Aujourd’hui encore, certains procureurs ne connaissent pas l’article 182 du Code pénal et la définition de la traite d’êtres humains. J’ai vu des enquêtes qui ont duré plus de sept ans sans même que le cas soit porté devant le tribunal, avec un changement de procureur tous les dix-huit mois. Les procédures tendent ainsi à s’éterniser. Sans compter que, bien souvent, les victimes n’ont pas de logement adéquat. A Genève, il y a au moins des foyers pour les femmes, alors qu’il n’existe aucune structure semblable pour les hommes, qui peuvent passer des années dans une chambre d’hôtel à attendre l’issue de la procédure.
On peut toutefois se défendre. Vous-même avez déjà gagné plusieurs causes de ce genre!
Quelques-unes. Un arrêt rendu dans le secteur de la construction me tient particulièrement à cœur. Sur les chantiers, il arrive souvent que le trafiquant d’êtres humains soit originaire du même pays ou de la même région que ses victimes. Or, ce n’est pas toujours simple pour cette personne de créer une entreprise dans les règles de l’art et de fournir tous les documents nécessaires aux commissions de contrôle paritaires. Par conséquent, les auteurs d’infraction étrangers s’adressent souvent à des fiduciaires suisses, qui leur servent d’«homme de paille». Il en va de même dans ce cas. Les deux compères étaient redevables de plus de 400000 francs envers les ouvriers exploités. Le procureur s’était surtout concentré sur le patron étranger. Il a fallu beaucoup insister pour que son homme de paille soit lui aussi inquiété. En définitive, le tribunal a admis la responsabilité personnelle de l’homme de paille pour les salaires impayés et il a même été condamné à une peine de prison. Il s’agit d’une réelle avancée, car jusque-là, dans de telles situations, le Ministère public avait toujours épargné les administrateurs. Depuis ce jugement, la pratique me paraît être en train de changer.
Avez-vous d’autres affaires comparables en cours?
Notre étude défend à l’heure actuelle plusieurs victimes de la traite des êtres humains. Une employée de maison sud-américaine qui a été exploitée et abusée par l’employeur dans un hôtel particulier au centre-ville de Genève. Dans un autre cas, nous défendons plusieurs travailleuses philippines victimes de traite au sein d’une mission diplomatique. L’affaire est d’autant plus délicate que les prévenus ont invoqué l’immunité diplomatique. Si nécessaire, nous porterons cette question devant la Cour européenne des droits de l’homme.
Il y a un an, la Confédération a adopté le troisième plan d’action national (PAN) contre la traite des êtres humains. Unia y a aussi contribué. L’optimisme est-il de mise?
On assiste à une évolution réjouissante. Tout a commencé au Tessin, où une unité de police spécialisée dans la lutte contre la traite des êtres humains a vu le jour dès 2005. La région Unia locale y est pour beaucoup, ayant révélé au grand jour, avec le Ministère public, plusieurs cas de ce genre et exigé la création d’un tel service. Or, il est bien clair que si une unité spéciale de police et une procureure spécialisée s’occupent de cette question, les choses tendent à bouger.
Vous êtes professionnellement actif dans le canton de Genève, qui joue un rôle de pionnier dans la lutte contre la traite des êtres humains. A quoi cela tient-il?
Chez nous, les syndicats et des organisations de la société civile ont accompli un précieux travail; en dénonçant des cas, en apportant leur soutien aux victimes et en poussant les autorités à réagir. Sans ce travail, Genève en serait au même point que d’autres cantons. Il est vrai que nous disposons d’une brigade de police spéciale contre la traite des êtres humains, faisant souvent un excellent travail, alors que d’autres cantons se dérobent encore à leurs obligations envers les victimes. On aurait cependant tort de croire que la lutte contre la traite des êtres humains passe uniquement par la répression. Le plus important est de reconnaître que la traite se développe lorsqu’on tolère des conditions de travail indignes et que les contrôles effectués sur les lieux de travail sont insuffisants. L’Etat doit encore s’occuper des victimes, les protéger, mettre à leur disposition des logements et légaliser leur séjour. Enfin, tout reste à faire sur la question de l’indemnisation. Je vois souvent un Etat qui de fait permet que des travailleuses et des travailleurs soient exploités, mais qui, ensuite, ne veut pas réparer le dommage, refusant d’indemniser le dommage salarial. A mon sens, il y a là un réel problème.
Adaptation de l’article de Jonas Komposch et Darija Knežević, paru dans Work le 3 novembre, traduction de Sylvain Bauhofer