Eh bien, ça y était. Après Ruedi Saurer, le secrétaire général de la Manip (Mission d’action novatrice de l’industrie privée), Guido Fifrelin était à son tour invité à discourir un 1erAoût. Pas qu’un petit peu fier, le responsable de la sécurité de la Manip. Connaître le même honneur que son supérieur, c’était flatteur. Ça allait jaser à la Manip, enfin «faire le buzz» comme on cause par les temps qui courent – marrant quand même cette expression: on se met à bourdonner au moment même où les abeilles et les bourdons s’en prennent plein la tronche… Enfin bon, Guido, qui s’en tapait un peu des abeilles, le miel c’était pas son rayon (oui, je sais c’est facile. Mais vu la saison, y a plus grand-chose en stock), se frotta les mains et se dit in petto, allons-y, rédigeons un beau discours du 1erAoût. Rappelons à nos amis lecteurs et à nos amies lectrices que Guido Fifrelin avait la réputation de décider plus vite que son ombre, quelques fois même avant la fin de l’exposé de la situation. Exposé qui devait expressément lui être fait grâce au célèbre logiciel de présentation assistée par ordinateur (PréAO pour les intimes) PowerPoint. Petit problème néanmoins: les diaporamas, c’est joli et animé, mais comme aide à la prise de décision, c’est un peu casse-gueule, voyez-vous. A force de simplifier, il ne reste quelquefois plus rien de la complexité originale, et quand le problème c’est justement la complexité, le résultat est prévisible. Deux ou trois fois donc, Guido Fifrelin avait dû rétropédaler en urgence, pour cause de décision abrupte et erronée.
Ça ne risquait pas de lui arriver présentement, puisqu’il séchait lamentablement devant sa page blanche. Rien. Nada. Niente, nichtset nothing. Le vide sidéral. Pas une idée. Enfin si, une. Il avait pensé faire dans l’originalité en évoquant la fête nationale à travers ses principaux acteurs, les Trois Suisses, sur le principe du «Que sont-ils devenus?» qui permet de faire revivre les stars oubliées. Mais bon, Walter Fürst tenait une ferblanterie à Volketswil, Werner Stauffacher avait une scierie du côté de Pfäffikon et Arnold de Melchtal était toujours paysan, à Melchtal, évidemment. Il s’occupait entre autres de l’organisation de la «Burditrägermeisterschaft» d’Obwald. Une course de porteurs et porteuses de balle de foin, typique du coin. De là à en faire un témoignage émouvant dans un discours du 1erAoût…
Guido Fifrelin laissa donc tomber. Sa panne d’inspiration se prolongeant, il alla fouiner sur Internet et tomba sur un site où l’on pouvait, moyennant paiement, se faire envoyer des discours tout prêts. Avec même une version pour la fête nationale suisse. Il paya et se retrouva avec un machin passe-partout, citant en exemple de réussite nationale la victoire d’Alinghi dans la Coupe de l’America en… 2007! Enthousiasmant. Bon, il pourrait éventuellement parler de l’équipe suisse de foot, la «Nati». Encore que, il y avait cette question délicate de la double nationalité. Et de la triple buse qui l’avait soulevée. En l’occurrence le secrétaire général de ce qui tenait lieu de Manip du football helvétique. La buse ne pouvant être dressée, les fauconniers avaient décidé que l’animal était particulièrement stupide. On n’allait donc pas importer une triple dose de débat stupide dans un discours de fête nationale. Exit donc le discours prêt-à-porter.
Cherchant une solution, il alla faire un tour du côté des historiens. Catastrophe: le Pacte de 1291 était le renouvellement d’une alliance antérieure et n’avait donc rien de très original. Ce genre d’alliance était du reste courant et tant qu’à choisir un pacte, celui qui suit la bataille de Morgarten en 1315 était plus important. Pire: la Suisse moderne, celle qui naît de la révolution de 1848, a peu de choses à voir avec les trois confettis de 1291. Et allez donc faire un discours consensuel avec ça… Même Rossini et son Guillaume Telln’y pouvaient rien changer.
En désespoir de cause, Guido Fifrelin jeta un œil du côté de la littérature et tomba sur un texte de l’écrivain alémanique Peter Bichsel: «Nous avons pris l’habitude de voir la Suisse avec les yeux de nos touristes. Un Suisse moyen pense exactement la même chose de la Suisse que ce qu’un Anglais moyen en pense. L’image que nous nous faisons de notre pays est une image importée. Nous vivons dans la légende que l’on a créée autour de nous.» Et plus bas, dans ce texte écrit en 1970: «Notre pays a 120 ans, peut-être 150 ans. Tout le reste est de la préhistoire et concerne beaucoup nos frontières nationales et peu notre pays.
» La chose la plus importante de cette préhistoire est la lutte pour l’indépendance. L’indépendance n’est pas la liberté. Il y a des pays indépendants qui ne sont pas libres.» A l’époque du serment du Rütli (ou Grütli, si vous y tenez), par exemple, le servage existait encore. Ainsi les immigrants devenaient automatiquement des serfs. Mais ça, Guido Fifrelin ne le savait pas. Heureusement, du reste: ça aurait pu lui donner des idées.