Le déni, ses dérivés complotistes et notre imbécillité collective
Nos chères communautés humaines progressent donc d’un degré supplémentaire vers la pratique du déni. Sur les réseaux sociaux, l’agence météorologique espagnole est régulièrement accusée d’avoir fabriqué la sécheresse, son homologue australienne d’avoir trafiqué les thermomètres et Météo-France de surévaluer le réchauffement climatique. Des insultes et des menaces visent évidemment leurs collaborateurs du genre «Assassins!», «Criminels!», «Nous vous surveillons!» ou «Vous allez payer!».
Tel est le dernier développement thématique opéré par les complotistes. Après avoir exercé leur dispositif mental à la faveur de la pandémie coronavirale, puis du mandat et de la non-réélection de Trump aux Etats-Unis, puis des publications scientifiques abordant les aspects du désastre environnemental infligé par notre espèce à la planète, ils se tournent donc aujourd’hui, en ciblant les météorologues, vers les greffiers techniques du processus climatique.
Ainsi s’étend le phénomène, mais attention: il ne s’agit pas en l’occurrence de produire ou de stimuler dans l’opinion publique un déni susceptible d’enclencher une dialectique, en forme de contribution à la conversation démocratique générale, mais un déni d’ordre instinctif. D’un déni qui puisse justifier une forme de guerre civile caractérisée dans une première phase par des condamnations professionnelles, comme les météorologues s’en aperçoivent, et dans une seconde phase par des violences physiques à l’encontre de personnes et d’institutions.
Pour formuler les choses autrement: avec le déni contemporain, il ne s’agit pas seulement de réfuter intellectuellement des faits et des données, ou des études prospectives fondées sur eux, mais de couper la parole à quiconque les prononce ou les diffuse. Et pas seulement de lui couper la parole, mais de le faire taire ou de la fracasser en organisant par exemple l’assaut du Capitole à Washington en janvier 2021.
Ce phénomène est-il inédit dans l’Histoire de notre espèce? Bien sûr que non. Notre Antiquité d’Européens, puis notre Moyen Age et jusqu’à notre siècle, abondent en propos véridiques ou légendaires illustrant la persistance et les fonctions du «fake» en maintes circonstances. Et confirme à quel point l’humain que nous sommes se tortille de mille manières pour ne pas accueillir ni les informations qui l’effraient, ni leurs porteurs.
Au point de faire écrire à Sophocle en l’an 420 avant Jésus-Christ, dans son Œdipe roi, «Ne tuez pas le messager!»: lui mort, en effet, tout irait mieux. A quoi fit suite un peu différemment, en septembre 2002, la fameuse phrase de Jacques Chirac, président de la République française, en ouverture de son discours devant l’assemblée plénière du IVe Sommet de la Terre: «Notre maison brûle et nous regardons ailleurs». L’inéluctabilité de notre mort, pour prendre un cas ultime, et si j’ose aller jusque-là, inspirant d’ailleurs aux croyants religieux le concept suprême de la résurrection: déni suprême…
Or, à ce recours au déni qui détermine notre espèce depuis le fond des âges, s’ajoutent quelques facteurs d’amplification typiques de notre époque qui le radicalisent aux degrés supérieurs de la brutalité. Le premier d’entre eux, c’est le «bruit de fond» qui règne au sein de nos sociétés actuelles: puisqu’il faut gueuler pour se faire entendre, le déni devient plus sonore. Le second, c’est la viralité des discours et des rumeurs à la faveur des tuyaux communicationnels actuels: le déni en est plus contagieux. Le troisième, c’est notre entassement démographique: les foules, comme caisses de résonance surdilatées, rendent le déni plus puissant.
Et le quatrième de ces facteurs, c’est la dérive des gouvernances vers l’autoritarisme soft à la suisse, ou musclé sur le mode répressif comme en France, voire illibéral ailleurs: une chance pour les complotistes pouvant user du déni «contre le système». Et le cinquième, c’est la nouvelle distribution de la richesse: si les pauvres le sont devenus un peu moins depuis 2020 à l’échelle mondiale, les fortunés le sont devenus beaucoup plus – au point qu’en constituant à peine 1% des individus sur la planète, ils y possèdent la moitié des richesses. De quoi dénoncer le complot des nantis!
Et voilà, Madame la Marquise, comment notre espèce humaine est la seule animale à sombrer pareillement dans la stupidité collective, exemplairement sur le point climatique: de plus en plus travaillée par le goût et le besoin du faux, elle se ment si puissamment sur l’état du monde réel qu’elle ne le valide même plus, et ne le «sent» plus. Du travail pour les sensibles.