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«Le féminicide est un crime de possession»

croix roses
© Iose, 2007

Au nord du Mexique, dans la ville frontière de Ciudad Juárez des milliers de femmes ouvrières ont été assassinées.

Avant le 25 novembre, Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, l’historienne Christelle Taraud dénonce des inégalités millénaires

Dans le livre Féminicides. Une histoire mondiale, Christelle Taraud, spécialiste des questions de genre et de sexualité dans les espaces coloniaux, démontre les violences faites aux femmes au travers des siècles, collectivement et individuellement, des sorcières aux esclaves, des fœticides aux féminicides. Avec la collaboration de plus d’une centaine d’autrices, de chercheuses et de militantes, cet ouvrage lourd de plus de 900 pages dénonce les différentes facettes du patriarcat, ce «système de violences si ancré, si incorporé, si intégré, aussi bien individuellement que collectivement, qu’il finit par être transparent, impensé, tabou», selon les mots de l’historienne. Elle était à La Chaux-de-Fonds pour une conférence au Club 44 au début du mois, et sera à Genève dans le cadre du festival Les Créatives, le 25 novembre, Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Entretien.

Cette journée du 25 novembre est-elle importante pour les droits des femmes?

C’est toujours ambivalent ce rapport aux grandes dates du calendrier des droits humains. D’un côté, c’est une manière de faire croire qu’on s’occupe de nous, comme si ça dédouanait nos sociétés de regarder en face la violence faite aux femmes tout au long de l’année et des siècles. De l’autre, ces dates symboliques sont des piqûres de rappel et peuvent être des moments importants de prise de conscience.

Le mot féminicide est entré dans le vocabulaire il y a une dizaine d’années. Quelle évolution constatez-vous dans les droits des femmes?

Ça avance, mais évidemment pas assez vite. On voit des améliorations en Europe occidentale, mais à l’échelle planétaire beaucoup moins. Si l’Espagne est pionnière au niveau européen; si, en juin 2023, en Belgique, la loi très avant-gardiste «Stop féminicide» a été adoptée sous l’impulsion de Sarah Schlitz; et si le 14 novembre, en France, l’Assemblée nationale a voté, enfin, un projet de loi qui prévoit «la suspension automatique de l’autorité parentale en cas de condamnation pour agression incestueuse, crime sur l’enfant ou sur l’autre parent», il y a encore beaucoup à faire.

Les violences à l’encontre des femmes, c’est une dynamique qui évolue en fonction de rapports de force. Dans certaines sociétés, des femmes ont réussi, par des combats très longs, à obtenir plus de droits. Mais ceux-ci restent fragiles, comme le démontrent les inégalités persistantes des salaires, et donc des retraites, ou le recul dans le droit à l’IVG, notamment aux Etats-Unis. Et si, a contrario, en France, le consensus est large en faveur de l’IVG, on s’aperçoit qu’il y a une grande différence entre le discours officiel et la réalité, en particulier pour les femmes les plus précarisées et isolées, dans le monde rural, les quartiers défavorisés, sans domicile ou en situation de handicap… Dans certaines régions, on ne peut pas avorter, parce qu’il n’y a plus d’hôpitaux, plus de gynéco, des médecins hostiles, ou peu d’informations.

Et puis, il y a des pays où la situation des femmes est au-delà des mots. Je pense aux Afghanes, aux Iraniennes, aux Mexicaines ou aux femmes de la RDC, en particulier dans le Kivu, où depuis des dizaines d’années, elles subissent la guerre civile dans leur corps, au travers d’un féminicide de masse dont personne ne parle.

Dans votre livre, vous parlez de féminicides et d’inégalités salariales, de viols et de langage épicène…

Ce sont différents types de violence qui ne sont pas appréhendés au même niveau, car on ne peut s’empêcher de les hiérarchiser. J’essaie de mon côté de ne pas le faire. Car l’outil d’analyse que j’ai forgé, le «continuum féminicidaire», permet dans chaque contexte de considérer le spectre des violences qui touche la population féminine globale, en le contextualisant par pays, de la naissance à la mort.

L’outil permet en effet d’éclairer un flux de violences, dont la partie la plus visible est le féminicide. Comme ce n’est pas un crime spontané, mais préparé, tout ce qui s’est passé avant autorise la violence létale. L’homme violent commence par des agressions minimes, il n’est pas arrêté; il continue, et la violence va crescendo, bénéficiant toujours de ce régime d’impunité qui, au final, se conclut par une exécution. Car le féminicide n’est ni un meurtre, ni un assassinat, c’est une exécution. Et il se produit en général quand la femme veut mettre fin au régime de terreur dont elle est la victime. Soit lorsqu’elle menace de rompre ou juste après la rupture. Tant qu’elle se soumet, l’agresseur n’a aucune raison de la tuer, puisqu’il a un «joujou» à la maison dont il peut user et abuser à sa convenance. Le féminicide, il faut le redire avec force, est un crime de possession.

Quelles solutions voyez-vous pour contrer cette violence millénaire?

Il s’agit de détruire la structure élémentaire de la violence: le patriarcat. La presque totalité des sociétés humaines sont organisées sur ce mode. Et ce dès la préhistoire. C’est un système d’écrasement des femmes très ancien, qui s’est ensuite complexifié dans des régimes de castes, puis de classes. Le capitalisme est une extension du patriarcat, le racisme aussi. Mais il faut se souvenir que la première colonie de l’humanité ce sont les femmes, ces territoires à conquérir, à soumettre et à ravager. Avec le capitalisme, on est simplement passé des corps-territoires féminins à la planète entière.

Le patriarcat crée la hiérarchie originelle, les dominants et les dominées. Toutes les discriminations sont le produit direct de cette matrice élémentaire. Le patriarcat doit donc être détruit pour construire d’autres sociétés. Quand on a dit ça, on comprend que ça ne va pas être facile, parce qu’on parle de millénaires de domination sur l’ensemble de la planète. Néanmoins, cela permet de prendre conscience de la racine du problème, qu’une société juste, égalitaire et inclusive, oblige à changer de paradigme. C’est une vision politique à très long terme, je ne verrai pas ce projet aboutir.

Vous en appelez à une politique des femmes et à la sororité…

Je ne dis pas que toutes les femmes sont formidables en politique, car elles sont aussi travaillées par les valeurs de la masculinité hégémonique (verticalité, compétition, violence…), mais notre éducation genrée fait que nous avons des manières différentes d’envisager les relations aux autres. En Europe du Nord actuellement, les femmes au pouvoir proposent une autre manière de faire de la politique qui, sans être parfaite, donne de l’espoir. Et la diplomatie féministe, par exemple, propose d’autres modes de résolutions des conflits que ceux pensés et mis en action par la masculinité hégémonique tant en Iran, en Ukraine qu’en Palestine.

Par ailleurs, reconstruire les sororités est essentiel, parce que le patriarcat a empêché l’unité des femmes. Or, nous avons besoin d’espaces communs d’expertises, de partage, de solidarité, d’horizontalité afin de sortir de la verticalité propre à la masculinité hégémonique, et des systèmes répressifs qui lui sont également liés. A court terme, ceux-ci sont pourtant encore nécessaires pour endiguer les violences faites aux femmes. Mais il faut aussi un projet de pédagogie sociale qui mette en avant partout, individuellement et collectivement, le principe de l’égalité réelle. Car aujourd’hui, le sexisme est effrayant dans nos sociétés et dans toutes les générations, même chez les jeunes, même à l’ère post-#MeToo.

On a besoin des hommes aussi, non?

Bien sûr. La sororité est de deux types, entre femmes – essentielle à mon sens, car nous avons besoin de discuter de ce qui nous rapproche et nous divise dans des espaces bienveillants – et inclusive. Il y a toujours eu des hommes pour accompagner les combats féministes ou les porter, lorsque les femmes étaient interdites de parole. Aujourd’hui, on a besoin que la société avance avec les femmes et les hommes. La sororité inclusive est un magnifique concept développé par des mouvements latino-américains dont une chercheuse argentine Rita Laura Segato – si les hommes abandonnent le privilège masculin et tournent le dos à la masculinité hégémonique, alors ils peuvent devenir nos sœurs.

Nos alliés du côté des hommes sont peu nombreux, mais il y en a et il y en a toujours eu. On ne gagnera pas ce combat contre la moitié de la population, mais seulement si on prend conscience qu’on vivra mieux ensemble en réalisant le changement de paradigme. Et je dis bien vivre ensemble, car pour moi, ce n’est pas encore le cas. Une société où les femmes et les hommes vivraient en harmonie avec les mêmes droits et les mêmes devoirs n’a jamais existé. Nous stagnons encore dans la préhistoire patriarcale de l’humanité. Pour entrer dans l’Histoire, il faut cesser de penser que, dans nos sociétés, il faut toujours un dominant et un dominé.

Vous dites que faire la révolution dans la révolution est compliqué…

La féministe internationaliste Flora Tristan (1803-1844) expliquait déjà cela au début du XIXe siècle: «La femme est le prolétaire du prolétaire.» C’est pour ça que les mouvements féministes se sont construits à l’extérieur des grands mouvements anticapitalistes. Les mouvements anarchistes, libertaires et socialistes utopistes, dont Flora Tristan est une héritière directe, sont peut-être ceux qui ont réussi le mieux à atteindre un certain degré d’égalité. Au passage, je signale que Marx a lu Flora Tristan, qui parlait déjà de la collectivisation des moyens de production par exemple. Mais il ne l’a jamais citée. C’est une position très classique: les hommes nous pillent depuis la nuit des temps. Cette invisibilisation se retrouve dans les arts, les sciences, l’Histoire, la langue... Il y a peu, le président Emmanuel Macron nous a ainsi asséné que, dans la langue française, «le masculin fait le neutre». Cela peut paraître anecdotique mais ça ne l’est pas, car comment construire une société égalitaire sans une langue égalitaire. Nous, 130 intellectuelles, artistes, activistes françaises, avons rappelé très fermement, dans une Tribune, dans Le Monde, que «le masculin ne dit pas le neutre, il dit le dominant».

Féminicides. Une histoire mondiale, dirigé par Christelle Taraud, La Découverte, 928 pages, septembre 2022.

 

 

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