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Le fossé des inégalités se creuse davantage encore

A gauche du champagne. A droite un repas au secours populaire.
© Thierry Porchet/Olivier Vogelsang

La fortune des milliardaires dans le monde a plus augmenté en 19 mois de pandémie qu'au cours de toute la dernière décennie. Elle a doublé pendant que les personnes défavorisées s’appauvrissaient davantage. Au-delà de la seule injustice, ce fossé est une aberration économique, sociale et environnementale

On s'était habitué à voir s'élargir le fossé des inégalités dans le monde et dans notre pays. Mais cette année, la situation dépasse tout ce qu'on pouvait raisonnablement imaginer. Publié au début de cette année, le dernier rapport d'Oxfam, institution de référence en la matière, dresse un constat sidérant: depuis le début de la pandémie, la fortune des dix hommes les plus riches du monde a plus que doublé alors qu'en même temps, 99% de la population mondiale a vu ses revenus baisser ou stagner. La fortune cumulée de ces dix hommes a passé de 691 milliards de dollars à 1412 milliards, soit une augmentation de 119%!

Profiter de la pandémie

Face aux ravages de la pandémie, les banques centrales ont injecté des milliers de milliards de francs dans les économies du monde entier afin de maintenir l'économie planétaire à flot. Une bonne part de ces plans de relance ont bénéficié aux marchés financiers. Ainsi, «la pandémie a été une aubaine pour les milliardaires», commente Quentin Parrinello, porte-parole d'Oxfam France. «S'ils se sont enrichis, ce n'est pas grâce à la main invisible du marché, ni par des choix stratégiques brillants, mais principalement en raison de l'argent public versé sans conditions par les gouvernements et les banques centrales dont ils ont pu profiter grâce à la montée en flèche du cours actions.» Ces profits se sont ajoutés à tout ce qui contribuait déjà – contribue encore – à creuser le fossé des inégalités, à savoir le démantèlement social, la concentration du capital, la montée en puissance des monopoles et des multinationales, les privatisations des services publics, l'évasion et la soustraction fiscales, la course mondiale aux salaires les plus bas et aux profits les plus élevés et la réduction des droits et des rémunérations des salariés.

L'augmentation constante des inégalités depuis n'est pas le fruit du hasard ou de la fatalité, mais bien celui de décisions politiques délibérées sur fond d'ultralibéralisme. «Une violence économique s'opère lorsque les choix de politiques structurelles sont faits pour les personnes les plus riches et les plus puissantes», souligne le rapport Oxfam. Les multinationales et les puissants groupes de pression économique «engagent des milliers de lobbyistes afin de faire pencher les politiques publiques en leur faveur», sapant ainsi les fondements de la démocratie. «La liberté d'une démocratie n'est pas assurée si les gens y tolèrent l'accroissement du pouvoir privé jusqu'à un point où celui-ci devient plus puissant que l’Etat démocratique lui-même», avertissait déjà en 1938 Franklin Roosevelt, président des Etats-Unis.

Partout dans le monde politique, les riches élites ont une présence disproportionnée. Treize des quinze membres du cabinet de l'administration de Joe Biden sont millionnaires. Un tiers des membres du Gouvernement français le sont aussi, ainsi que la majorité du cabinet du Premier ministre indien Narendra Modi. Les travailleuses et les travailleurs sont très loin de la scène où se prennent les décisions. En Suisse, ils sont quasi absents des deux Chambres du Parlement, bien qu'ils forment pourtant la grande majorité de la population du pays.

Pour une fiscalité équitable

Contrairement à ce que prétend la doxa ultralibérale, la richesse extrême basée sur la finance spéculative ne ruisselle pas vers les couches populaires. Elle est une forme de prédation se nourrissant de la maximisation des profits à court terme, de la précarisation des salariés, des discriminations, ainsi que du travail des plus démunis dans les pays pauvres.

Lutter contre les inégalités, c'est favoriser les politiques orientées vers l'intérêt général, vers l'emploi équitable, vers les services publics, vers la santé, vers l'écologie, vers la primauté du travail sur le capital. «Veiller à ce que les travailleurs et les travailleuses jouent un rôle stratégique plus important dans la prise de décisions au sein des entreprises nationales et multinationales peut s'avérer crucial dans la réduction des inégalités», souligne le rapport Oxfam.

Le déséquilibre fiscal se trouve également à la source des inégalités. Au cours des quatre dernières décennies, les multinationales, les grands actionnaires et les barons des fonds spéculatifs ont trouvé les moyens de soustraire à l'impôt une grande partie de leurs revenus, soit par l'évasion fiscale, soit par l'«optimisation fiscale», manière légale d'éviter les charges. Et d'ainsi les faire supporter aux autres. «Il y a plus d'argent qu'il n'en faut pour résoudre la plupart des problèmes de ce monde, constate Abigail E. Disney, membre de l'association Patriotic Millionaires. Le fait est qu'il est entre les mains de millionnaires et de milliardaires qui ne paient pas leur juste part.» Dans l'immédiat, Oxfam plaide pour un impôt spécial sur les profits monstrueux amassés pendant la pandémie. «Alors que le gouvernement cherche à faire payer la note de la crise aux travailleurs et aux chômeurs, il est maintenant urgent de mettre à contribution ces milliardaires qui ont profité de l'argent public», note Quentin Parrinello.

Taxation par tranches...

A côté de l'étude d'Ofxam, le dernier rapport du «Laboratoire sur les inégalités mondiales» publié en décembre dernier plaide pour le retour à une réelle progressivité de l'impôt, via une taxation par tranches allant de 1 million à 100 milliards de dollars et portant sur toutes les formes d'actifs financiers. Les auteurs de ce rapport proposent ensuite de lutter contre l'évasion fiscale au moyen d'un registre financier international qui pourrait être piloté par l'ONU ou l'OCDE. Ils préconisent aussi la création d'une «exit-tax» pour les contribuables qui décideraient de déménager pour des raisons fiscales.

Histoire de donner la mesure du fossé des inégalités, imaginons que les dix plus grandes fortunes du monde se voient obligées de se séparer de 99% de leurs gains supplémentaires, engrangés pendant la pandémie, pour aider les victimes de la famine dans le monde. La somme s’élèverait à 813 milliards de dollars, de quoi mettre à l'abri de la faim 800 millions de personnes pendant trois ans. Et ces milliardaires conserveraient tout de même un petit huit milliards de dollars. Sans compter les 691 milliards qu'ils avaient accumulés avant la pandémie.


Les chiffres de la honte

Chiffres de la honte

Source: Oxfam International, janvier 2022

Pollueur mais pas payeur

Les inégalités pèsent lourdement aussi sur le climat. Les émissions carbone du 1% parmi les plus riches sont deux fois plus importantes que l'ensemble de celles de la moitié des plus pauvres de l’humanité. Oxfam souligne que vingt des milliardaires les plus riches de la planète émettent en moyenne 8000 fois plus de carbone que le milliard de personnes les plus pauvres dans le monde. A titre d'exemple, le Boeing 767 personnalisé et le super yacht de Roman Abramovich, propriétaire du club de foot de Chelsea, rejette, selon les estimations, plus de 33000 tonnes de CO2 par année, autrement dit 7000 fois plus que la moyenne. La question du climat est donc étroitement liée à celle du système, comme l'évoque Greta Thunberg, égérie du combat écologiste: «La crise climatique est évidemment un symptôme d'une crise plus générale: une crise provenant de l'idée que certaines personnes ont plus de valeur que d'autres et que cela leur donne le droit d'exploiter et d'accaparer les terres et les ressources d'autrui. Penser que nous pourrons résoudre cette crise sans nous attaquer à ses causes profondes est bien trop naïf.»


L'étalon «Messi» et les Blocher

Selon le dernier classement Forbes (2022) des personnes les plus riches du monde, le premier rang revient à Elon Musk (Tesla) avec 244 milliards de dollars. La deuxième place est occupée par Bernard Arnault et sa famille (LVMH), avec 191 milliards et la troisième par Jeff Bezos (Amazon) avec 168 milliards.

Les milliardaires en Suisse sont, selon la dernière enquête de Bilan, au nombre de 37 et leur fortune a grimpé de près de 29% en un peu plus d'une année pour atteindre 123,5 milliards de francs. La plus forte hausse du classement de Bilan est enregistrée par le Schwytzois Klaus-Michael Kühne qui voit son patrimoine composé principalement par des actions cotées croître de 17 milliards en une année. Il se hisse au deuxième rang, derrière la famille Hoffmann, Oeri et Duschmalé qui possède plus de 35 milliards de francs. La famille Blocher campe à la 6e place avec une fortune estimée entre 19 et 20 milliards.

Donner la mesure des gros chiffres passe mieux par la comparaison. Ainsi, Marc Billaud, dans Le Monde diplomatique d'octobre dernier, s'est amusé à convertir le salaire du footballeur Lionel Messi au PSG (40 millions d'euros sans les revenus liés à la publicité) en étalon-valeur. Un «Messi» correspond donc à plus de six ans et demi du budget du GIEC, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, dont ses 195 Etats membres chapeautent les travaux de plusieurs centaines de scientifiques portant sur le réchauffement climatique. Un «Messi» vaut aussi plus de 80 conseillers fédéraux, près de 400 Suisses aux salaires moyens et 800 aux salaires les plus bas. Mais face à la famille Blocher, l'étalon «Messi» fait bien pâle figure. Elle a gagné l'année dernière, en pleine pandémie, 4 milliards de francs de plus que lors de l'exercice précédent, ce qui équivaut à près de 100 «Messi».

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