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«Les a priori sont susceptibles de générer des soins inadaptés»

«Face à une même douleur, à des symptômes égaux, les traitements prescrits à des patients blancs et à des patients noirs peuvent être différents», note le professeur et médecin Patrick Bodenmann.
© Thierry Porchet

«Face à une même douleur, à des symptômes égaux, les traitements prescrits à des patients blancs et à des patients noirs peuvent être différents», note le professeur et médecin Patrick Bodenmann.

Le domaine de la santé n’est pas exempt de dérives racistes, qu’elles concernent les patients ou le personnel soignant. Entretien avec le professeur Patrick Bodenmann, spécialiste de la question

La couleur de peau peut-elle influencer la prise en charge d’un patient, et l’accent, la religion, les traitements prodigués? Et, du côté du personnel médical, les professionnels du domaine aux origines étrangères bénéficient-ils d’une même acceptation, d’une même reconnaissance de leurs compétences que leurs pairs suisses? Des questions auxquelles répond le professeur Patrick Bodenmann. Chef du département Vulnérabilités et médecine sociale à Unisanté à Lausanne, ce médecin s’est spécialisé dans la thématique de l’équité des soins. Et participe via son expertise à la semaine d’actions contre le racisme organisée traditionnellement autour du 21 mars, Journée internationale consacrée à la lutte contre toutes formes de discriminations. 

Pourquoi lier racisme et santé? Les malades aux origines étrangères ou supposées telles sont-ils vraiment susceptibles d’être traités de manière différenciée?
Nous devons nous montrer attentifs à cette question. Des données scientifiques internationales publiées encore en décembre dernier et concernant aussi la Suisse ont mis en évidence des prises en charge différenciées de patients selon leur sexe et leur origine ethnique. Dans cette recherche, des acteurs du système de santé étaient appelés à prioriser des malades présentant tous des douleurs thoraciques dans la zone de triage des Urgences. La priorité de prise en charge a été jugée plus élevée pour les hommes que pour les femmes. Même constat pour les personnes blanches par rapport à celles noires susceptibles, dès lors, de recevoir des soins de moindre qualité. 

Les disparités entre populations s’observent-elles régulièrement dans la pratique?
Nous disposons de pléthores d’évidences quant à la prévalence de maladies cardiovasculaires, de cancers, d’infections par le VIH au sein de minorités racisées. Plusieurs causes expliquent cette situation, la santé passant souvent au second plan dans ces populations face à la nécessité de gagner sa vie. Une alimentation moins favorable, l’absence d’assurance maladies, etc., maximisent les risques. On a aussi largement observé les disparités d’accès aux tests, vaccins, traitements lors de la pandémie de Covid.

Les patients suisses et les membres de minorités ne bénéficient-ils pas de facto des mêmes traitements?
Il y a en effet un risque de soins inéquitables en raison d’a priori le plus souvent inconscients du personnel soignant. Ces biais implicites sont difficiles à percevoir. Nous en sommes tous porteurs. Ce qui peut entraver la communication avec le patient et sa participation, l’évaluation de l’urgence et la reconnaissance de besoins spécifiques.

Des exemples?
Un stéréotype récurrent dans la littérature scientifique étasunienne concerne la communauté afro-américaine. On a volontiers tendance à croire que ce groupe exagère la douleur. Une posture sans fondement qui repose sur des préjugés. Du coup, le corps médical va peut-être refuser de prescrire des antidouleurs, craignant des abus. Face à une même douleur, à des symptômes égaux, les traitements prescrits à des patients blancs et à des patients noirs peuvent être différents. Et c’est pire encore quand on est une femme de couleur. Les discriminations dans les soins trouvent leurs origines dans des croyances. Certains acteurs de la santé pensent, par exemple, que toutes les femmes enceintes noires préfèrent accoucher par césarienne plutôt que par voie naturelle.

Une situation propre à générer des gestes, des diagnostics erronés...
Oui, il nous faut garder en tête le risque de préjugés, l’intégrer dans notre pratique. On peut commettre des erreurs en raison de notre comportement, la manière de faire notre travail et in fine le choix du traitement. Lors de la guerre en ex-Yougoslavie, nous avons par exemple reçu beaucoup de patientes musulmanes. Elles expliquaient avoir mal partout. La tendance a été alors d’associer leur douleur au fait qu’elles étaient malheureuses, qu’elles ne sortaient guère de chez elles, qu’on se trouvait face à un problème psychique. A tort. Des investigations ont montré qu’elles avaient une carence en vitamine D. Le déficit résorbé, leurs maux ont disparu. Nous devons rester constamment vigilants et garder à l’esprit les mécanismes inconscients qui peuvent brouiller les cartes. S’il n’est pas possible de les briser, il nous faut apprendre à les identifier et à agir en fonction. Faire aussi attention aux mots utilisés dans la transmission de dossiers de patients. Il s’agit de rester neutre dans la formulation de l’historique pour éviter que des traitements de moindre qualité soient décidés, conditionnés par la manière dont la situation a été présentée.

Outre le recours à la médiation culturelle, des formations sont-elles proposées?
Absolument. Nous effectuons un important travail de formation à destination de tout le personnel sanitaire, y compris administratif. Nous proposons des outils pour mieux gérer la diversité qui devrait être appréhendée comme une richesse. Et organisons des symposiums qui rencontrent beaucoup de succès. J’ai appris la médecine avec des manuels d’anatomie présentant des corps blancs. La littérature tend à changer elle aussi, les spécificités de populations, de genre sont davantage prises en compte. 

Le racisme s’exerce aussi à l’encontre du personnel soignant...
Oui, le risque existe dans les deux sens. Les situations de racisme à l’encontre de soignants issus de la diversité sont bien connues et répertoriées. Certains patients craignent par exemple d’être pris en charge par une femme ou un homme médecin noir. Des mesures sont mises en place au niveau du professionnel de la santé, de l’individu, mais aussi de l’institution. Il existe des chartes, des procédures pour tenter d’éviter ces dérives. Mais il faut aussi agir au niveau sociétal, structurel, pouvoir s’appuyer sur des messages politiques forts et améliorer les lois contre le racisme – la Suisse a été critiquée en 2022 par l’ONU qui a dénoncé un racisme systémique. La semaine d’actions contre le racisme avec pour fil rouge le racisme dans les soins constitue, elle aussi, une occasion pour sensibiliser à la problématique. Nous sortons du bois pour exposer notre thématique, mais avec tact, sans volonté politique ni de moralisation du débat. 

Avons-nous tous tendance à être un peu racistes?
Il existe en tout cas le risque de le devenir en raison d’a priori inconscients. Il faut le savoir. Les blouses blanches sont appelées à faire leur introspection.
Dans nos frontières, le racisme le plus prévalent s’exprime à l’encontre des Roms. Aujourd’hui, on assiste aussi à une recrudescence des actes antisémites. Sans oublier les réactions anti-Noirs et antimusulmans.

Comment êtes-vous arrivé à vous intéresser à la thématique?
La question peut se poser, n’étant pas représentatif d’une minorité quelconque, à part celle des rouquins peut-être (sourire). Mon fils m’a demandé de quel droit je traitais ce sujet, en tant qu’homme blanc, cinquantenaire, hétérosexuel, cisgenre... Mais nous parlons beaucoup de maladies sans en avoir pour autant souffert... Ce qui m’intéresse, ce sont les iniquités en santé. Un sujet moins exploré en Suisse, ce qui est moralement condamnable. Au cours de mon parcours, de fil en aiguille, j’ai été appelé à travailler souvent avec des requérants d’asile, des autochtones précarisés, des minorités arc-en-ciel. J’ai toujours été sensible à ces thématiques. Mes nombreux voyages en Amérique latine m’ont ouvert à la diversité du monde. Et je me suis entouré naturellement de personnes confrontées à des situations discriminantes crédibilisant ma démarche.

On a volontiers tendance à croire que la communauté afro-américaine exagère la douleur
Patrick Bodenmann

Biographie 

Le professeur Patrick Bodenmann a été nommé vice-doyen du dicastère Enseignement et Formation de la Faculté de biologie et de médecine en 2020. Il est également titulaire de la Chaire de médecine des populations à situation de vulnérabilité de l’Université de Lausanne depuis 2016. Au sein d’Unisanté, il occupe la fonction de chef du département Vulnérabilités et médecine sociale, département qui regroupe les activités de soins auprès des plus démunis dans le domaine de l’asile, de la clandestinité, des prisons, de la communauté, ainsi que des activités d’expertises.

Le professeur Bodenmann est connu pour ses travaux de recherche sur l’équité des soins et l’équité en santé, la prise en charge des personnes en situation de vulnérabilité et l’implémentation d’approches cliniques auprès des plus démunis afin de maintenir une excellente qualité des soins. Il est également actif sur le front de la formation et a développé un enseignement prégradué et un cursus médical en relation avec son domaine de compétences pour des étudiants en médecine de la 1re à la 5e année.

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