Observer nos sociétés humaines actuelles est un exercice douloureux, qui suscite l’angoisse. Notre espèce semble glisser du meilleur jusqu’au pire. De ce meilleur qui consiste au moins à proclamer les vertus nécessaires à l’épanouissement normal de la Cité comme de la planète naturelle, jusqu’à ce pire qui est la jouissance d’inverser ces mêmes vertus pour leur substituer les actes du crime et de la destruction.
Je reprends ici la problématique exemplaire du loup en Valais déjà multiplement évoquée dans ces colonnes, qu’on me pardonne, mais dont les ressorts s’éclairent plus précisément depuis quelques jours. Ce Valais devenu le creuset souvent mythifié d’une psyché collective placée sous le signe des clans qu’aurait inspirés au cours des siècles l’architecture montagnarde contrastée des vallons et des versants. Un lieu logiquement propice, dans la foulée, à toutes les autocaricatures personnelles rentables, comme celle de l’empereur immobilier Constantin Ier.
Or ce qu’on découvre, en ce décor fertile en jeux de projections imaginaires, c’est la prégnance d’une tactique exprimant en petit la mécanique du monde présent. La tactique de l’ignorance ou de l’imbécillité feintes ou non, pourvu qu’elles entraînent un effet conduisant à la défaite de l’Autre et dans quelques cas à son extermination.
L’extermination, en l’occurrence, d’un animal que les arriérés de la connaissance scientifique persistent à qualifier de «nuisible» à concevoir et traiter comme tel, même si chaque honnête homme ou femme d’aujourd’hui sait que tout élément du Vivant concourt nécessairement aux bénéfices de la biodiversité. C’est à ce point des choses que le conseiller d’Etat Frédéric Favre, chef du Département valaisan de la sécurité, des institutions et du sport, entre en scène.
D’abord il applaudit bruyamment, l’autre jour, la décision prise par le gouvernement fédéral d’autoriser l’abattage légalement maximal de ces carnassiers avant même qu’ils aient tué tout bétail séjournant sur les cimes altières. Mais il l’applaudit sans avoir intégré quelques principes et quelques faits pourtant cruciaux que j’énumère ici.
Le premier: aucune espèce n’est régulable, vocable effrayant d’arrogance humaine, sur le mode arithmétique à moins d’une approche biologique sérieuse à long terme. Le deuxième: tout groupe animal se dimensionne lui-même en fonction des ressources disponibles. Le troisième: lesdites ressources disponibles pour les loups seraient moindres en Valais si les proies domestiques qui les composent en partie faisaient l’objet d’une protection telle qu’elle fut mise en place à Glaris ou dans les Grisons, deux cantons désormais largement exemptés de prédations excessives. Et le quatrième: tuer tel ou tel membre d’une meute lupine au hasard, sans avoir analysé l’éventail des rôles joués au sein de sa hiérarchie, aboutit à reconstituer d’autant plus tôt les effectifs de l’espèce.
Or ce n’est pas tout, puisque Frédéric Favre peaufine le schéma d’un aspect supplémentaire: il choisit d’associer à la battue jouissive, qui mobilise exclusivement les services de l’Etat dans la plupart des autres cantons, des dizaines ou des centaines de chasseurs privés.
Bien sûr, le magistrat ne saurait ignorer que ces traqueurs du Vivant sauvage incarnent une arrière-garde identitaire totalement dépassée par ce qu’il faut comprendre de notre époque en processus de catastrophe environnementale. Et totalement dépassée, aussi, par la révision de notre rapport avec l’animalité qu’imposent d’innombrables recherches scientifiques actuelles, notamment du côté des anthropologues.
Mais il sait aussi que dans la perception des citoyens angoissés par le temps présent, les traditions néolithiques elles-mêmes sont une clé de l’avenir. De quoi réjouir les urnes au bon moment tout en faisant écrire à Maurice Chappaz, figure littéraire valaisanne emblématique, qu’«il y a plus de mort [en mon pays] que dans le loup». La politique est intéressante, n’est-ce pas.
Ainsi se fortifie partout l’ivresse du crime, dirait-on, des pâturages montagnards aux Etats clés d’Amérique tenus par les électeurs de Trump ou des répartitions sociales de l’argent aux acteurs de la déforestation planétaire, en d’innombrables régions du monde, selon les mêmes principes, à force de petits aveuglements collectifs excités par quelques-uns et de réconforts psychologiques instrumentalisés par d’autres, et progressivement de solidarisation généralisée dans l’erreur éprouvée comme une extase: enfin tous ensemble au creux si tiède des foules. S’en évader!