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«Mon job, c’est de protéger les travailleurs»

Portrait de Bounouar Benmenni.
© Olivier Vogelsang

L’enfant algérien de Marseille, devenu homme de la Vallée horlogère, a vécu au quotidien le monde de la différence et s’en trouve grandi.

Spécialiste de santé et sécurité au travail à la Vallée, Bounouar Benmenni est aussi président d’Unia Vaud. Il revient sur son parcours hors du commun

D’un bidonville de Marseille à l’opulente Helvétie. De la vie agitée de la cité au calme ressourçant de la vallée de Joux. La vie de Bounouar Benmenni est pétrie de contrastes. Et de valeurs humaines. Celui qui, l’année dernière, est devenu président de la région Vaud d’Unia est né il y a 62 ans à Marseille, de parents algériens ayant quitté leur pays pendant la guerre. Sa mère décède prématurément. Son père se remarie. Bounouar est élevé au sein d’une fratrie de 12 enfants, dans un minuscule logement à la Cayolle. «C’était un quartier de non-droit. La police n’y mettait pas les pieds. Notre spectacle d’été, c’était les rodéos de voitures volées par les grands. C’était aussi un lieu paradisiaque, qui débouchait sur la mer et les calanques», se souvient-il, du soleil dans les yeux. «Je suis venu une première fois en Suisse à 12 ans, placé pour les vacances par la Cimade, une association s’occupant des gamins des quartiers. Je suis revenu à 13 ans dans la même famille. A la fin de mon séjour, ils m’ont demandé si je voulais vivre ici. Je me souviens exactement de ce moment… A mon retour, j’en ai parlé à mon père. Il ne m’a pas dit non. Ça lui faisait une bouche de moins à nourrir. Je n’ai pas ressenti ça comme un abandon. La vie dans le bidonville, c’était la cata. La multitude d’ethnies, par contre, c’était chouette!»

Une 504 rouge

Peu après l’accord de son père, la famille suisse vient le chercher. «Avec une 504 rouge! Une auto gravée dans ma mémoire. C’était comme un carrosse qui m’a emmené du bidonville où il n’y avait rien, à Orbe où il y avait tout!» Il suit l’école comme enfant clandestin. «C’était les années Schwarzenbach, mais je n’ai pas subi de racisme.» La xénophobie, il y est confronté quand, par deux fois, il reçoit un avis d’expulsion. «A chaque fois, ça a été un choc.» Et à chaque fois, il revient, le père de la famille, M. Puippe, allant le rechercher de l’autre côté de la frontière. «Architecte, il construisait une maison pour un conseiller aux Etats. Grâce à lui, j’ai pu obtenir un permis de séjour.»

Bounouar Benmenni débute alors un apprentissage de tapissier-décorateur, faute de place de garnisseur en carrosserie. L’enfant des banlieues est propulsé dans le monde du luxe. «A la fin de ma formation, je me suis dit que la vie était trop facile à Orbe et je suis monté à la Vallée», rigole-t-il. Il y travaille presque vingt ans chez le même tapissier. «A mon arrivée là-haut, c’était dur, j’ai ressenti du racisme. Le Combier n’est pas raciste en soi, mais il n’aime pas les gens qui viennent de l’extérieur. Une fois que tu es accepté, tu es bien intégré.» C’est là qu’il fonde sa famille, avec son épouse enseignante, fille de parents immigrés italiens. Ses deux enfants, sa fierté, la trentaine aujourd’hui, portent eux aussi une identité multiple. «Tu viens d’ailleurs, tu ne peux pas l’effacer. C’est pour ça que j’ai élevé mes deux enfants dans la différence, dans l’acceptation des autres. On parle d’intégration, mais c’est autre chose. Quoi qu’on fasse, nos racines sont toujours là. Et on peut en replanter là où on vit.»

Le bien-être au travail

C’est quand il quitte son patron tapissier que Bounouar Benmenni rejoint le syndicat. Il débute comme aide-concierge dans une grande entreprise horlogère. «Ça payait moins, mais il fallait que je change. Après trois mois, on m’a proposé de devenir responsable de conciergerie et de santé et sécurité au travail!» Il se forme dans cette discipline, obtient un brevet fédéral. Après un changement de direction, il démissionne et retrouve immédiatement un poste dans une autre société horlogère, comptant un bon millier de collaborateurs. «Mon boulot, c’est le bien-être au travail, aménager les espaces, vérifier l’ergonomie, l’éclairage, la qualité de l’air, le contrôle des produits utilisés. Les employés s’adressent à moi en cas de problème. Sauf pour les risques psychosociaux qui ont hélas été externalisés.»

Protéger les travailleurs, c’est aussi ce qui motive Bounouar Benmenni dans son engagement syndical. «Dans mon travail, je me bats pour les personnes, pour trouver des solutions. Mais je ne peux pas défendre toutes les causes, il y a des règles à respecter. C’est pareil à Unia. J’ai beaucoup d’empathie pour les gens qui font des métiers durs, comme les maçons, ou ces dames dans les magasins qui ne peuvent pas s’asseoir. Dans l’horlogerie, on est plutôt bien lotis, même s’il existe encore des boîtes qui paient des femmes 2500 francs par mois.» Le militant se dit «atypique»: «Je ne suis pas braqué sur des idées. Une idée doit être bonne, d’où qu’elle vienne. Si elle est bonne et humaine, c’est l’essentiel.»

A l’écoute de la base

Comme président du comité régional, Bounouar Benmenni ne cherche pas à s’imposer. «Je souhaite que chacun parle, exprime son point de vue. J’ai le mien, mais je suis prêt à changer d’avis. Ce qui m’intéresse aussi avec ce mandat, c’est que je peux mieux comprendre comment fonctionne le syndicat, sa centrale. Je suis proche de la base, tout en connaissant ce qui se passe en haut. C’est un peu comme dans mon job où je peux faire remonter des messages à la direction.» Et l’avenir d’Unia? «Tant qu’il n’y aura pas de protection contre le licenciement, on ne pourra pas avancer», dit-il, face à la crainte des syndiqués de s’engager dans les entreprises. «Nous devons également effectuer un virage très serré. Le syndicat est vieillissant. Il faut attirer des jeunes, pas ceux des jeunesses politiques, très extrêmes, ceux de la grande masse latente. Ce n’est pas en faisant un groupe WhatsApp qu’on rajeunira le syndicat. On doit aller vers eux, susciter leur intérêt de s’organiser.»

Après ce coup d’œil dans le rétroviseur, Bounouar Benmenni tient à remercier la Suisse et les Suisses: «C’est un tout qui m’a beaucoup donné, un chouette pays, même si tout n’y est pas parfait.» Pas nostalgique de son passé, heureux de sa vie, il souhaite néanmoins se rendre un jour en Algérie pour se recueillir sur la tombe de sa mère, de ses parents, enterrés à Tlemcen. «J’aimerais prendre le bateau, comme l’a fait mon père autrefois, dans l’autre sens…»