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Mourir de chaud ou quand le travail tue

Photo prétexte d'un ouvrier transpirant sur un chantier.
© Thierry Porchet

La chaleur est un tueur silencieux, car les problèmes de santé se déclenchent souvent hors du temps de travail. D’où la sous-déclaration des maladies de travail. Les plans de prévention ne sont pas clairs et souvent pas obligatoires.

Les syndicats genevois ont organisé un séminaire sur le changement climatique et la protection de la santé au travail. Une journée qui se fait ainsi l’écho d’un rapport alarmant de l’OIT

«Travailler sans mourir sur une planète plus chaude.» Cet intitulé, issu du programme de la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) sur le réchauffement climatique et ses impacts sur le monde du travail, a de quoi faire froid dans le dos. Les chiffres de l’Organisation internationale du travail (OIT) aussi (lire ci-dessous). Le 26 avril, deux jours avant la Journée mondiale de la sécurité et de la santé au travail, la faîtière syndicale a convoqué des spécialistes de la santé au travail, des sociologues et des syndicalistes. 

Au sous-sol de l’Université ouvrière genevoise, c’est devant une centaine de personnes – dont des militants des différents syndicats et des employés de l’Office cantonal de l’inspection et des relations du travail (OCIRT) – que Davide De Filippo, président de la CGAS, a rappelé la responsabilité des patrons quant à la santé de leurs employés. «Le réchauffement climatique est une problématique extrêmement syndicale, car le patronat monte au créneau pour éviter de devoir prendre des mesures. Pourtant, les climatologues nous prédisent des étés encore plus chauds.» D’où l’importance de se former et de discuter des moyens de lutte face au réchauffement climatique qui affecte la santé des travailleuses et des travailleurs – dans les secteurs de la construction, de l’agriculture, du paysagisme, dans l’hôtellerie-restauration, la coiffure, la blanchisserie… – mais aussi l’économie mondiale. 

La première intervenante de la journée, Catherine Saget, cheffe d'unité au département de la recherche de l’OIT explique: «En Europe, on estime que la productivité sera réduite de 2,2% en 2030, surtout dans l’agriculture et la construction. Mais au Togo ou au Cambodge, par exemple, la perte est de l’ordre de 7%. Le réchauffement exacerbe les inégalités et est un moteur de migration. Les pays les plus pauvres sont les plus frappés.» Si des mesures d’adaptation sur les lieux de travail sont nécessaires, le rôle des gouvernements est, selon l’experte, essentiel pour mettre en place de véritables politiques de prévention et renforcer les systèmes de protection sociale.

Pas égaux face au stress thermique

Sergio Salas-Nicàs, chercheur à l’Instituto sindical de trabajo, ambiente y salud (ISTAS), spécialiste des questions de la précarité du travail et des effets du stress thermique sur la santé, a montré que les pays européens ne sont pas non plus égaux face aux vagues de chaleur, ceux du Sud étant, sans surprise, beaucoup plus affectés. Des inégalités se retrouvent aussi chez les travailleurs face aux effets délétères de la chaleur et du rayonnement solaire, selon leur âge, leur état de santé, leur degré d’acclimatation… Les conséquences sont nombreuses: cancer de la peau, œdème de chaleur, syncope, crampes, épuisement, stress thermique (potentiellement mortel puisque le corps n’arrive plus à évacuer la chaleur), maladies respiratoires, ou encore réduction des capacités cognitives, de l’attention et de la vitesse de réaction, déshydratation ou même baisse du taux de fertilité pour les hommes.

Sergio Salas-Nicàs précise que les mesures doivent tenir compte non seulement de la température, mais aussi de l’humidité, de la vitesse de l’air, du rayonnement solaire, de la température radiante des surfaces de travail, de la charge physique et des vêtements. «Les métiers les plus précaires et les moins bien rémunérés sont les plus exposés au stress thermique. De surcroît, le travail à la tâche ou à la pièce décourage les pauses et donc la consommation d’eau. Enfin, en dehors du travail, ce sont ces travailleurs qui ont le moins de moyens pour faire face à la chaleur, car ils vivent dans des logements mal isolés, sans climatisation. Ce qui signifie moins de repos et donc moins de capacité de récupération, explique le sociologue. La chaleur est un tueur silencieux, car les problèmes de santé se déclenchent souvent hors du temps de travail.»

D’où la sous-déclaration des maladies de travail, comme le souligne un peu plus tard dans la matinée Jean Parrat, ancien inspecteur du travail jurassien, membre de la Société suisse d’hygiène du travail (lire ci-dessous). Sergio Salas-Nicàs ajoute: «Si même dans des entreprises conventionnées, les plans de prévention ne sont pas clairs et souvent pas obligatoires, c’est encore pire dans les secteurs où les travailleurs sont atomisés ou les emplois informels.» 

La lutte des livreurs à vélo

Dans ce sens, le témoignage de Ludovic Rioux, délégué à la Confédération générale du travail (CGT) dans la section des livreurs à vélo, est un exemple rare d’une lutte collective dans un secteur dérégulé. Il précise en préambule: «A la CGT, on ne distingue pas le stress thermique de la sécurité au travail. Sur le papier, l’employeur a la responsabilité pénale d’assurer la santé physique et mentale des travailleurs. Mais il n’a pas d’obligation de résultat. Par ailleurs, nous n’avons pas de température maximale en France. C’est le Far West. Reste le droit individuel de retrait. Soit de refuser de travailler si le danger est imminent et grave.» Un droit toujours difficile à faire respecter. «Parallèlement, il existe le droit d’alerte collectif. C’est ce qu’on a réussi à mettre en œuvre à Just-Eat en été 2022 en France. Soit l’arrêt total des activités au-dessus de 36°C, mais aussi des mesures comme l’aide de vélos électriques ou encore la réduction des distances», ajoute celui qui continue de lutter pour davantage de droits dans le secteur de la livraison. 

La journée a continué avec plusieurs autres intervenants, des ateliers et une table ronde. A l’issue de ce séminaire, Joan Gesti Franquesa, secrétaire syndicale dans le secteur de la construction d’Unia Genève, résume la situation dans son secteur: «Le problème est abordé par Unia depuis de nombreuses années, sans qu’il y ait de pas significatifs de la part du patronat. Reste que la mise en place d’un fonds Intempéries, comme c’est déjà le cas dans le canton de Vaud, est en route à Genève. Mais maintenant que les patrons nous suivent, c’est l’Etat qui bloque le processus. Face à cette situation, nous continuerons à sensibiliser sur les chantiers cet été et à porter plainte, comme en 2023, en cas de poursuite de chantiers si les conditions météorologiques mettent en danger les travailleurs.»


De la faiblesse du droit suisse

«On expose les travailleurs aux maladies, mais celles-ci ne sont toujours pas reconnues comme professionnelles. Les entreprises externalisent leurs coûts vers le système de santé suisse!» s’insurge Jean Parrat, ancien inspecteur du travail jurassien et membre de la Société suisse d’hygiène du travail. Face aux conséquences de la chaleur, du rayonnement UV, des intempéries, de l’air pollué, des maladies véhiculées par les moustiques... le droit suisse est très faible. Seul l’article 6 de la Loi sur le travail stipule: «Pour protéger la santé des travailleurs, l’employeur est tenu de prendre toutes les mesures dont l’expérience a démontré la nécessité, que l’état de la technique permet d’appliquer et qui sont adaptées aux conditions d’exploitation de l’entreprise. Il doit en outre prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger l’intégrité personnelle des travailleurs.» 

En Suisse, au contraire de plusieurs pays, il n’existe pas de mention de température maximale. Seules les femmes enceintes peuvent exiger des aménagements si la température sur leur lieu de travail dépasse 28°C. Quelques ordonnances s’ajoutent concernant le climat des locaux, la protection contre l’ensoleillement excessif ou l’accès à l’eau potable. «Dans la majorité des cantons, mais pas à Genève, les inspecteurs du travail ne vont même pas sur les chantiers. Ils se reposent sur la SUVA qui doit se charger de contrôler les lieux à risques élevés», déplore Jean Parrat. Pour lui, les mesures face au réchauffement climatique doivent être discutées avec les travailleurs et entre partenaires sociaux afin qu’elles soient notamment incluses dans les CCT. Des fonds de compensation doivent être mis en place, ainsi que des plans de prévention. Si l’employeur ne prend pas les mesures nécessaires, l’ancien inspecteur du travail invite à déposer des plaintes pénales. 


L’OIT alerte

Plus de 70% de la main-d’œuvre mondiale est exposée à des risques sanitaires graves dus aux changements climatiques. Chaleur excessive, rayons UV, pollution de l’air, produits agrochimiques, maladies vectorielles (comme le paludisme), génèrent «un impact sérieux sur la sécurité et la santé» des travailleuses et des travailleurs dans toutes les régions du monde, indique l’Organisation internationale du travail (OIT). Selon son rapport publié le 22 avril, intitulé «Assurer la sécurité et la santé au travail à l’heure du changement climatique», les mesures existantes en matière de sécurité et de santé au travail (SST) peinent à faire face aux risques de cancers, de maladies cardiovasculaires et respiratoires, de dysfonctionnements rénaux et de problèmes de santé mentale.

L'OIT estime que plus de 2,4 milliards de travailleurs (sur une main-d'œuvre mondiale estimée à 3,4 milliards) sont exposés à une chaleur excessive à un moment ou à un autre; près de 23 millions d’accidents et de maladies sont imputables au réchauffement climatique chaque année; et quelque 26 millions de personnes souffrent d'une maladie rénale chronique liée au stress thermique sur leur lieu de travail. Par ailleurs, selon l’OIT, l’exposition aux rayons UV génère plus de 18960 décès chaque année à la suite d’un cancer de la peau, et quelque 860000 décès sont liés à la pollution de l'air sur le lieu de travail. Plus de 300000 décès sont attribués à l'empoisonnement par les pesticides chaque année, et 15000 morts sont imputables à l’exposition à des maladies parasitaires et vectorielles. 

Un manifeste européen

La Confédération européenne des syndicats (CES) lance un manifeste pour les élections européennes afin que les législations des différents pays fixent des limites de température au travail pour protéger les travailleurs des risques liés au changement climatique. La faîtière propose d’autres mesures: le droit d’interrompre le travail et de faire une pause, l’accès à l’eau potable, à une zone ombragée et à des vêtements de protection, ainsi qu’à la sensibilisation. Dans un communiqué, fin avril, la CES rappelle que de nombreux travailleurs sont morts sur des chantiers lors de journées caniculaires en 2023. Dans une étude, l'Institut syndical européen (ETUI) démontre qu’au-delà de 30°C, le risque d’accidents au travail augmente de 5% à 7% et de 10% à 15% au-delà de 38°C.

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