A l’affiche, un documentaire américain anti-Trump et deux films belges de jeunes cinéastes qui ont en commun une fin ouverte, laissant libre le spectateur de poursuivre le scénario à sa guise. L’imagination au rendez-vous...
«Fahrenheit 11/9» de Michael Moore
Le papier se consume à 451 degrés Fahrenheit: François Truffaut tira d’un livre de Ray Bradbury une fiction. Michael Moore fait-il référence à la destruction par le feu? En 2004, il ajoute à Fahrenheit un 9/11: le 11 du 9emois 2001 s’effondrent les tours du World Trade Center. Le cinéaste américain signe un film où il affirme qu’une des conséquences de ces attentats aura été la réélection inattendue de Georges W. Bush, un bien mauvais président, pour un second mandat. Le 9 novembre (11e mois) 2016 apparaît sur l’Empire State Building un portrait géant de Donald Trump: 11/9 sera cette fois ajouté. Cette nouvelle catastrophe conduit le cinéaste à dresser le portrait d’un autre président américain aussi mauvais que son prédécesseur. Mais mettre Bush et l’intervention en Irak et Trump et ses messages de 140 signes dans le même panier n’est pas forcément évident. La situation se révèle plus complexe.
Pourquoi Michael Moore sort-il son nouveau film en octobre 2018? Il participe à sa manière aux élections législatives qui pourraient permettre à une des deux Chambres au moins de retrouver une majorité démocrate. C’est son choix de citoyen que de signer un film engagé contre l’actuel président, en contribuant à le mettre en difficulté à mi-mandat et à compliquer le plus possible dès maintenant son éventuelle réélection. Moore tente ainsi, face aux incohérences de Trump et à ses décisions surprenantes, inattendues, contradictoires, de mettre un frein à la droite dure américaine au pouvoir.
Un documentaire s’efforce de décrire la réalité, même quand parfois on la présente avec une argumentation qui peut prêter à contestation. Il n’est pas question pour Moore de décrire une réalité objective qui ne l’intéresse pas. Dans certains domaines, Trump bénéficie des décisions de son prédécesseur dont il cherche systématiquement à prendre le contre-pied, clairement, sans se donner la peine de justifier son choix. Il faut dresser devant Trump tous les obstacles possibles, ne rien s’interdire. A des propos de l’homme fort du pays, il associe le visage d’Hitler dans une de ses diatribes. Il n’hésite pas à rappeler que nombreux sont ceux qui se sont trompés en imaginant impossible son élection.
Fahrenheit 11/9 est donc un pamphlet engagé pour une cause absolument claire, contribuer à rendre plus difficile le travail de Trump à la présidence et préparer dès maintenant sa non-réélection. Moore prend parti en se comportant comme Trump. Il fait du Trump pour combattre Trump. Combattre Trump avec une tranquille mauvaise foi pourrait bien être une attitude efficace.
Le cinéma et la télévision peuvent s’intéresser aux mêmes problématiques que celles abordées par Moore. En Europe, l’arrivée au pouvoir d’un Trump serait-elle possible? Il suffit de penser à ce qui se passe en Hongrie, en Pologne, en Italie et même en France, pays qui glissent vers une droite dure, pour légitimer la question.
Ces dernières semaines, plusieurs chaînes ont ainsi diffusé des documentaires qui complètent ce que le film du réalisateur américain n’aborde pas de plein fouet. On peut revoir certains d’entre eux par une recherche sur internet: Trump, le parrain de Manhattan dresse un portrait de la réussite du milliardaire à travers ses méthodes de grand «professionnel». Frédéric Mitterrand, neveu d’un autre président, en est le réalisateur rigoureux (Arte – 9 octobre 2018).
Comment Trump a manipulé l’Amérique? Réponse: en allant habilement et même intelligemment chercher les voix des grands électeurs de quelques petits Etats qui ont donné la majorité au collège électoral (France 2 – 8 octobre 2018).
Battre la campagne suit pour sa part les partisans de Bernie Sanders qui dut s’incliner devant Hillary Clinton lors de la primaire démocrate. Que se serait-il passé si Sanders s’était trouvé face à Trump? Il ne faut pas oublier qu’à l’addition des voix, Hillary Clinton avait une avance de plus de deux millions. Mais l’élection présidentielle américaine ne se déroule pas au suffrage universel (RTS2 – 21 octobre).
«Nos batailles» de Guillaume Senez
Les petits pays producteurs de films ont un grand intérêt à s’unir dans des coproductions qui assurent à leurs réalisations deux marchés nationaux avant même que commence le tournage. Hasard de la programmation: ce mois-ci, deux films à majorité belge se présentent au public romand, Nos batailles et Ceux qui travaillent. Autre hasard, les deux se révèlent remarquables.
Olivier est chef d’une petite équipe dans une entreprise qui s’occupe des stocks de marchandises dont elle gère la distribution. Se trouve-t-on chez Amazon? L’homme est aussi délégué syndical et se bat contre les injustices et pour améliorer les conditions de travail de ses collègues. C’est également un bon mari qui aime sa femme, Laura, et ses deux enfants, Elliot et Rose.
Laura choisit une robe dans une boutique. Elle coûte cinquante euros. Elle n’en a que quarante, mais refuse que la vendeuse la lui mette de côté. Ces circonstances financières tendues sont peut-être une amorce d’explication de son mal-être susceptible d’expliquer sa fuite. Car un jour, sans qu’aucun signe ne l’annonce, Laura disparaît. Olivier doit apprendre à se débrouiller seul et à se faire aider par des proches. Situation originale et fort intéressante: que se passe-t-il dans ce cas de figure, quand un homme se retrouve dans la posture d’une femme abandonnée! Il est fort probable qu’Olivier ne comprenne pas très bien ce qui se passe, réduit à faire des hypothèses.
Pendant quelques jours, il bénéficie de l’aide de sa sœur pour s’occuper de ses enfants. A son départ, le délégué syndical doit avoir toujours assez de force pour poursuivre l’accomplissement de son mandat. Il y parvient, avec peine. Et réagit parfois d’étrange manière.
Un jour, une brève missive arrive à la famille: Laura est vivante, elle n’oublie pas les siens. Mais rien n’indique l’endroit où elle se trouve. Olivier déchire alors la lettre qu’un des enfants reconstituera avec patience.
Et c’est ainsi que la vie continue. L’homme doit apprendre à compléter son rôle de père par une présence presque permanente auprès des deux enfants qu’il ne sait guère comment rassurer face à cette disparition inattendue. Le quotidien se reconstruit désormais autour de cette absence et, plus encore, de son mystère. Olivier est aussi appelé à lutter pour maintenir son engagement syndical. Il se demande par ailleurs si ce ne serait pas mieux pour eux de quitter le lieu de vie de son couple qui n’en est plus un.
La grande majorité des films introduit, sur la bande sonore, de la musique. Celle-ci, qui s’adresse aux spectateurs, tente souvent de créer un certain climat s’inspirant de l’esprit du film. Rares sont les films où la musique participe à une réalité que les personnages entendent. La musique, dite alors «en situation», intervient ici une seule fois, lors d’une danse.
Le film se termine par un «en attente» écrit en lettres rouges sur le mur de la maison, laissant à chacun imaginer la suite.
«Ceux qui travaillent» d'Antoine Russbach
Franck a connu l’enfance souvent rude d’un fils de paysans laborieux aux réactions parfois brutales dans un clan pourtant uni par des liens solides. Sa volonté lui permet, la cinquantaine venue, d’afficher une belle réussite: une famille de cinq enfants, un lieu de vie spacieux et agréable, un métier qui lui vaut un confortable salaire. Il organise les mouvements de navires porteurs de conteneurs qui véhiculent d’un bout à l’autre du monde des marchandises parfois moins coûteuses à produire qu’à déplacer.
Un migrant s’est introduit clandestinement sur un de ces bateaux, qui devrait, pour diverses raisons, modifier son parcours, entraînant ainsi un retard dans la livraison. Cette situation pourrait faire perdre beaucoup d’argent à la société qui emploie Franck. Ce dernier trouve une solution brutale pour résoudre le problème posé en partie par la présence du migrant. Mais cette «solution» lui vaudra plus tard d’être congédié.
Le voici au chômage, lancé dans la recherche difficile d’un nouveau poste de travail. Mais il n’a pas informé sa femme ni ses proches de son licenciement. Il mène désormais une vie quotidienne qui adopte le rythme qu’imposait son ancien poste. Le commandant du navire dérouté, rencontré par hasard, reconnaît la voix de celui qui lui a donné un ordre à tout le moins douteux. On ne sait pas très bien ce qui va se passer à la fin. Tout ou presque reste ouvert. Le spectateur peut terminer le scénario à sa guise. Un procédé rare qui témoigne d’un certain «courage», d’autant plus étonnant qu’il s’agit d’un premier film discret. En effet, tout n’est pas dit. Des mots sont remplacés par des regards, des gestes, des attitudes. Une partie des situations évoquées est ainsi seulement suggérée, dans une construction qui reste cohérente.
Antoine Russbach montre bien le destin individuel d’un père de famille qui a réussi sa carrière dans une société où l’argent reste le plus puissant des moteurs, l’homme étant conduit presque «naturellement» à commettre une sorte de meurtre qui restera ignoré. Qu’un acteur aussi connu qu’Olivier Gourmet accepte le premier rôle dans le film d’un cinéaste suisse débutant formé dans une école de cinéma de son pays est un signe positif.
Relevons encore que la fille de Franck emmène son père dans son école pour évoquer son travail et sa vie de famille en dissimulant totalement la réalité de sa situation de chômeur. Gourmet est un acteur remarquable qui s’est magnifiquement glissé dans le «costume» du très ambigu Franck.
Le film évite l’enquête policière. On reste au niveau de la vie d’une famille et des décisions qui sont prises pour des motifs économiques par une grande société qui étend ses activités dans de nombreux pays. Le spectateur reçoit ainsi aussi une information solide et plausible sur le fonctionnement d’une grande multinationale.