«Partager la beauté du monde»

Marianne Dubuis, à sa table de travail, concentrée, hors du temps.
Découpeuse d’art depuis un demi-siècle, Marianne Dubuis revisite cette pratique ancestrale en toute liberté. Rencontre à Château-d'Œx.
Virages serrés, tunnels étroits et parcours sinueux, le trajet du MOB – de Montreux à l’Oberland bernois – fait penser à celui du cutter sur le papier de la découpeuse d’art, Marianne Dubuis. A la gare de Château-d’Œx, des fresques font référence au Centre suisse du papier découpé, cœur du Musée du Pays-d’Enhaut. La maison de la découpeuse d’art est sise à deux pas, au bord d’un ruisseau tumultueux.
Elle n’a pas grandi dans ce cirque de montagnes, mais près de l’horizontal Léman, à Etoy. Enfant, elle a toutefois passé ses week-ends et ses vacances dans les cimes, à La Comballaz (proche des Mosses). A l’époque, déjà passionnée de dessin, un livre de Christian Schwitzguebel la marque particulièrement. «Il dessinait les animaux avec une telle justesse», souligne l’artiste.
A 13 ans, Marianne fait son premier découpage pour sa sœur. Et ne s’arrêtera plus, tout en exerçant plusieurs métiers dont celui de fleuriste, mue par son amour des fleurs et de la nature en général.
C’est un poste de gardienne au Musée du Pays-d’Enhaut qui la fait emménager à Château-d’Œx. Pendant onze ans, elle baigne ainsi dans les œuvres des découpeurs de la région: Jean-Jacques Hauswirth (1809-1871), ermite tâcheron qui découpait dans du papier de récupération et échangeait ses œuvres contre de la nourriture; et Louis Saugy (1871-1953) qui deviendra facteur. «Il était à l’opposé de son prédécesseur, extrêmement sociable et conscient de la valeur de son travail», explique la digne successeuse.
A sa table de travail, dans son salon, Marianne Dubuis vient de commencer un dessin pour les 40 ans de l’Association des découpeurs suisses qui auront lieu en 2025. «A sa création, nous n’étions qu’une petite poignée. Aujourd’hui, beaucoup de gens découpent… pour le meilleur et pour le pire. Certains ne dessinent pas leurs découpages, sans même le mentionner, et la qualité n’est pas toujours au rendez-vous.»
Evolution de la tradition
«La tradition, c’est la transmission du feu et non l’adoration des cendres». Cette citation de Gustav Mahler, Marianne Dubuis en a fait sa devise, attachée à cette tradition ancestrale tout autant qu’à la liberté de créer.
De ses montées à l’alpage émanent des accents particuliers, des détails, des non-symétries, et toujours une harmonie entre les humains, les animaux et les plantes. «J’aime mettre en lien», explique Marianne Dubuis. Sans qu’elle ait jamais dû chercher, ses œuvres s’exposent, se vendent bien, se retrouvent sur des plaques de chocolat, mais aussi sur des coussins ou des verres. «J’essaie de ne pas accepter trop de commandes, sinon je n’arrive plus à créer mes propres projets», souligne celle qui a été très touchée qu’un de ses découpages, retranscrit sur une plaque métallique, fasse partie intégrante d’une tombe. «Un père voulait rendre hommage à son fils mort tragiquement. Je l’ai représenté avec sa guitare, j’ai raconté sa vie, accompagné par une étoile, symbole de joie au Tibet…»
Face à sa table de travail, une fenêtre donnant sur son jardin, un arbre, des montagnes. Sur le rebord, des cailloux ramassés au fil de ses randonnées, et un bouddha serein à l’image de la découpeuse qui, malgré ses propres drames, garde le sourire et sa passion intacte. A 65 ans, la notion même de retraite lui paraît incongrue. Six heures par jour, six jours sur sept, elle dessine ou découpe, voire parfois colle certains éléments indépendants. «J’aime laisser les oiseaux libres. Sinon, le reste est toujours d’une seule pièce», explique-t-elle, en terminant une œuvre commencée il y a un mois.
Le visage devant une grosse loupe, elle cisèle au cutter avec une précision plus que millimétrique, des nuages, des branches d’arbres… «J’ai toujours été myope. Je crois que ça influence le fait que j’aime les petites choses, les détails.»
Marianne Dubuis organise parfois des ateliers, pour donner une impulsion plus que pour instruire. «La technique vient surtout avec la pratique et beaucoup de patience. En 46 ans de métier, j’ai jeté beaucoup de papier. Chacun doit découvrir ou redécouvrir son propre talent, trouver sa manière propre de découper. Pour ma part, je n’ai jamais pris de cours», souligne l’autodidacte.
Créer en musique
Généralement, la passionnée crée en musique. L’un de ses morceaux préférés, La Moldau de Bedrich Smetana, l’emmène dans les méandres du fleuve qui fait écho au mouvement du cutter et du papier qu’elle tourne également. Elle aime aussi beaucoup les sons envoutants du duduk, flute arménienne, qui l’emporte dans des voyages intérieurs, hors du temps.
L’œuvre terminée, avec délicatesse, l’artisane déplie la feuille et découvre le résultat avec une lueur émerveillée dans les yeux. Entre les pleins et les vides, la gauche qui devient droite, la feuille travaillée du côté blanc que l’on retourne pour montrer sa face noire, la surprise est toujours au rendez-vous. Une magie tout en simplicité. «On n’a pas besoin de beaucoup de matériel», confirme Marianne Dubuis, qui rappelle l’histoire ancienne de cet art. «On a retrouvé un cuir très fin découpé dans un tombeau en Chine, pays inventeur aussi du papier, datant de quelques centaines d’années avant Jésus-Christ. Partout, l’humain a toujours eu besoin de créer.» En Europe, ce sont les nonnes, dès le XVIIe siècle, qui découpent des dentelles de papier pour entourer les images religieuses (les canivets). Puis, au XVIIIe siècle, cet art devient académique et se développe dans la haute bourgeoisie, avant de redevenir plus humble dans les campagnes du Pays-d’Enhaut ou de Suisse alémanique.
Transmettre l’amour
Sans religion, elle a foi en quelque chose de plus grand. Dans un sourire, Marianne Dubuis confie que son fils, décédé brutalement en avril dernier, est toujours là.
«A travers mes découpages, je souhaite partager la beauté du monde. Transmettre mes émotions, la douceur, l’amour.» Face à l’un de ses plus grands découpages, qui lui a demandé environ 350 heures de travail, «sans compter la réflexion préalable», elle explique: «Je voulais amener le regard dans la verticalité. C’est une montée à l’alpage, mais surtout une ouverture vers le ciel, vers l’infini. Tout commence par la terre, les racines, la berce que j’adore, car c’est l’une des premières plantes à repousser après les foins et ses fleurs sont comme autant de petites étoiles.»
Dans leurs cadres, parfois faits à base de vieux planchers de chalet, les papiers découpés sont à peine collés, rendant l’œuvre vivante, créant des ombres et des lumières différentes. «J’aime ce papier teinté dans la masse, qui ne peut donc pas déteindre, un peu plus épais que ceux généralement utilisés, velouté et mat. Je viens d’en acheter un gros rouleau qui devrait me suffire plusieurs années…»
Une vidéo de Thierry Porchet