A quand un déconfinement des cœurs?
Jusqu’où va la solidarité? S’arrête-t-elle à sa porte, à son cercle familial ou amical? Au niveau de sa maison, de son quartier, de sa ville, de son pays? Ou peut-on élargir sa vision, dans une reconnaissance de notre humanité sans frontière? Peut-on imaginer un instant vivre une guerre, fuir, être bloqué dans un pays sans perspective aucune (la Turquie) puis, à l’occasion d’une rare faille dans la forteresse, atteindre la Grèce? Un berceau de l’humanité croyait-on… qui se révèle être un lit d’infortune dans un de ces camps insalubres. Des prisons à ciel ouvert depuis l’accord signé entre la Turquie et l’Union européenne (UE) en mars 2016, dénoncé unilatéralement par le président turc juste avant le début de la pandémie du Covid-19. Et alors que des milliers de migrants de Syrie, d’Afghanistan, du Pakistan, d’Iran, d’Afrique et d’ailleurs (les routes migratoires se complexifient et deviennent toujours plus dangereuses) se pressent à l’est de ses frontières, l’Europe se confine.
Près de 40000 personnes, dont 5600 enfants non accompagnés sont actuellement bloqués sur les îles grecques de la mer Egée, avec à peine de quoi survivre, et encore moins de protection contre la pandémie. A Moria, sur l’île de Lesbos, 19000 personnes vivent dans un camp prévu à la base pour 2800 personnes. Une des terribles conséquences: un seul point d’eau pour un millier de réfugiés. Les ONG ne cessent d’alerter et de tenter de pallier le fiasco de la politique migratoire européenne. En Suisse, 131 organisations, 40000 citoyens et 152 personnalités ont lancé un appel aux autorités pour évacuer les camps de la honte. C’était à Pâques. Un mois plus tard, le Conseil fédéral se targue d’avoir rapatrié 23 jeunes, entre 10 et 17 ans, ayant de la famille en Suisse. Une décision, prise en janvier déjà, en vertu des accords de Dublin qui prévoient le regroupement familial. On ne peut donc parler d’un acte humanitaire, mais bien d’une obligation. Cette léthargie helvétique face à la détresse de milliers de réfugiés tranche avec la décision du Portugal d’accueillir 500 mineurs non accompagnés (en plus de régulariser les sans-papiers sur son territoire).
La place ne manque pourtant pas dans les structures d’accueil suisses. Le nombre de demandes d’asile est particulièrement bas depuis l’externalisation des frontières de l’Europe en Turquie et en Lybie, et la mise en place du système Dublin. Fin avril, plusieurs actions politiques et citoyennes ont demandé la fin de la coopération et du financement par l’UE des gardes-côtes libyens. Ces derniers, rappelons-le, arrêtent les embarcations des migrants qui sont ensuite enfermés dans des centres de détention où sévissent tortures et violences sexuelles, en toute impunité. Le 8 mai, l’ONU a aussi rappelé aux Etats leur obligation de respecter les droits des réfugiés en Méditerranée, malgré la pandémie du Covid-19. L’organisation onusienne dénonce des appels de détresse ignorés, des entraves aux bateaux humanitaires de sauvetage (tous à quai), des renvois en Lybie. De fait, au moins 179 personnes sont mortes depuis le début de l’année en tentant la traversée – plus de 20000 depuis 2014 (date de la fin du programme Mare Nostrum remplacé par Frontex). L’Europe, elle, préfère détourner le regard et regarder son nombril, plutôt que de déconfiner son cœur.