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Seul, là-haut, sur sa grue

En montant au sommet de la grue.
© Olivier Vogelsang

En ce jour de juillet, comme chaque matin, Bruno Ribeiro Futuro grimpe dans sa cabine perchée à 60 mètres de haut. Le vertige, il ne connaît pas.

Bruno Ribeiro Futuro exerce un métier à risque qui fait rêver les enfants et fantasmer les adultes: grutier! A 60 mètres au-dessus du sol, aux manettes de sa machine, ce trentenaire alimente en matériel le chantier qu’il domine. Avec rigueur, sang-froid et précision

Chaque matin, à 7 heures tapantes, Bruno Ribeiro Futuro grimpe les quelque 2000 échelons qui le séparent de la cabine de sa grue rouge écrevisse, arrimée actuellement sur le territoire de la commune de Cheseaux-sur-Lausanne. De là-haut, de son «bureau» comme il dit, cet employé du géant de la construction Implenia a une vue imprenable sur le lac Léman et les Alpes d’un côté, sur le Plateau suisse et les crêtes du Jura de l’autre.

Soixante mètres plus bas, machines et ouvriers paraissent minuscules. Personnes sujettes au vertige, s’abstenir! Bien calé dans son siège ergonomique, notre hôte saisit les joysticks placés devant les accoudoirs. «Celui de gauche sert à faire pivoter la grue et à déplacer le chariot, explique-t-il. Quant à celui de droite, on l’utilise principalement pour monter et descendre le crochet.»

Face à lui, dans cet espace solitaire qui rappelle un peu le cockpit d’un avion, des écrans indiquent le poids de la charge que la grue va soulever, la distance du chariot ou encore la hauteur du crochet. Mais Bruno Ribeiro Futuro préfère piloter en visuel. Tout en précisant qu’il se réfère aussi aux données affichées «pour effectuer certaines manœuvres nécessitant particulièrement de la douceur et de la précision».

Les trois grues de ce vaste chantier à ciel ouvert, qui s’étend sur une surface de 28000 m², entrent dans la danse pour suivre le tempo et la chorégraphie imposés par les contremaîtres au sol. Ces derniers dictent leurs ordres par talkie-walkie. «Il arrive qu’il y ait trop de demandes, trop de sollicitations en même temps. Dans ces cas-là, c’est au grutier de gérer la situation, de définir les priorités.»

Au sommet de la grue.
Dans sa grue, Bruno Ribeiro Futuro est heureux comme un poisson dans l’eau. Il ne changerait de métier pour rien au monde. © Olivier Vogelsang

 

Pas le droit à l’erreur

Accrochés au faîte du pare-brise, deux petits sapins désodorisants – lavande et citron – s’agitent au rythme des déplacements de la grue. Notre conducteur fait corps avec son engin, il l’a littéralement dans la peau. Il manie cette imposante structure de métal, capable de soulever des charges de 16 tonnes, comme si c’était un prolongement de lui-même. Le soleil tape et la cabine chauffe. «Dans ce modèle, il n’y a pas la clim, alors on ouvre les fenêtres pour créer des courants d’air.» Il s’en accommode avec le sourire. Et l’hiver, il peut enclencher le chauffage. «On est bien abrité et c’est confortable.»

Bruno Ribeiro Futuro attend qu’un avion de ligne passe, avant d’ajouter: «Mais attention, il ne faut pas croire que grutier, c’est juste un joli boulot bien payé où on est assis et peinard! C’est une profession avec de la pression, du stress et de grosses responsabilités. S’il y a un accident, c’est de notre faute, on n’a pas le droit à l’erreur!» Ces spécialistes travaillent avec une épée de Damoclès suspendue en permanence au-dessus de leur tête.

«L’an passé, il y a eu un incident. Un ouvrier m’a fait signe de descendre un conteneur et il s’est ensuite glissé dessous pour attraper une corde. J’ai senti tout à coup que ma charge touchait quelque chose et je l’ai immédiatement remontée.» Bilan: deux doigts cassés. Sans l’expérience et la réactivité de notre interlocuteur, cela aurait pu mal tourner… «Mon collègue est venu me voir le lendemain pour s’excuser, il m’a dit que c’était lui qui avait fait la bourde, ça m’a soulagé.»

Ce trentenaire a encore été secoué en octobre dernier lorsqu’une grue d’un chantier voisin s’est soudainement effondrée pour des raisons encore inconnues. Presque sous ses yeux. «C’était à Chavannes-près-Renens, on bossait juste à côté. J’étais en train de monter sur ma propre grue quand les premiers secours sont arrivés. Même si je ne connaissais pas le grutier qui est décédé, j’ai dû rentrer à la maison tellement j’étais choqué, bouleversé.»

Heureux d’être grutier

C’est pour toutes ces raisons, et évidemment aussi pour respecter les règles en vigueur, que ce père de famille ne badine pas avec la sécurité. «Je ne prends aucun risque inutile.» Il fait particulièrement attention à la force du vent, principal ennemi des grutiers. «C’est à nous de prendre la décision d’arrêter si on estime ne plus pouvoir maîtriser la grue.» Bruno Ribeiro Futuro n’est pas homme à jouer avec sa vie et celle des autres.

Midi, heure de la pause. «Le plus souvent, je descends pour aller manger avec mes collègues à la cantine. Mais il m’arrive aussi de grignoter un truc en haut. S’il fait beau, je m’installe sur la passerelle de la contre-flèche, je prends le soleil et je profite du paysage. C’est agréable!» Ce Vaudois d’adoption est bien dans sa grue. «Oui, je suis heureux d’être grutier!» Ses yeux marron pétillent d’une joie enfantine.

Il faut dire que son choix professionnel est en quelque sorte l’aboutissement d’un rêve de gosse. «J’ai toujours été fasciné par les machines de chantier.» A 15 ans, ce Portugais originaire de Travanca, une petite ville située à une cinquantaine de kilomètres de Porto, quitte l’école pour aller travailler dans l’entreprise de construction d’un de ses oncles. C’est là qu’il pilote pour la première fois des grues à l’aide d’une télécommande.

Aux manettes.
Il faut un sacré doigté pour piloter avec précision un tel engin de levage, capable de soulever des charges de 16 tonnes. Grutier est une profession à haut risque. La moindre erreur peut avoir des conséquences désastreuses, voire même fatales. © Olivier Vogelsang

 

Une seule idée en tête

A 20 ans, sans diplôme ni CFC, il rejoint son frère aîné en Suisse et s’inscrit dans une agence intérimaire. «J’ai débuté comme maçon.» Sur le chantier, il voit que le grutier s’occupe à la fois de sa grue et de la centrale à béton. «Comme il ne pouvait pas faire les deux choses en même temps, je lui ai proposé de le remplacer.» Après un essai, il met tout le monde d’accord sur ses capacités à manœuvrer des engins de levage et commence à dépanner régulièrement son collègue.

Quelques mois plus tard, Bruno Ribeiro Futuro est engagé chez Implenia. De nouveau en qualité de maçon. «Mais j’avais toujours en tête l’idée de travailler sur des machines.» Alors, dès que l’occasion se présente, il se porte volontaire pour suppléer un grutier qui allait partir en vacances. Ses responsables testent ses aptitudes et finissent par l’envoyer suivre une formation en cours d’emploi au sein de l’Ecole de la construction à Tolochenaz.

A partir de là, il suit le cursus habituel: cours de base pour obtenir un permis d’élève conducteur, pratique intensive sur les chantiers pour peaufiner la technique et acquérir de l’expérience, théorie sur les droits et obligations du grutier, et enfin examens finaux avec à la clé un permis définitif délivré par la SUVA. Lui possède les deux permis existants: le A pour les camions-grues et le B pour les grues à tour pivotante comme celle qu’il dirige aujourd’hui.

Cela fait maintenant une quinzaine d’années que cet habitant de Renens est officiellement grutier. Malgré la charge mentale inhérente à ce travail, il ne se verrait pas faire autre chose. «Le temps passe vite là-haut!» En effet, il est déjà 17 heures. Bruno Ribeiro Futuro met sa grue en position girouette, redescend les quelque 2000 échelons qu’il a escaladés le matin même, grimpe sur son scooter et s’en va solitaire rejoindre sa famille...