Victor Cannilla a quitté le monde de la finance et du consulting pour embrasser les causes climatique et sociale. Une rédemption
Le 30 avril 2021, Victor Cannilla quittait son poste de consultant à Boston Consulting Group (BCG). Le jour d’avant, il exposait devant plusieurs centaines de ses collaborateurs les raisons de sa démission, fruit de plusieurs déclics environnementaux et sociaux. «J’étais dégoûté et très en colère. J’ai parlé de la sixième extinction de masse, et même de décroissance, mot tabou dans le milieu», raconte-t-il une année après sur une terrasse lausannoise. Depuis, il a laissé pousser sa barbe – ce qui lui donne un petit air révolutionnaire – et a quitté le costume-cravate.
A 29 ans, son parcours est étonnant par sa fulgurance et son non-calcul. Alors que ce sont bien ses talents en mathématiques qui ont permis au jeune Victor d’entrer à l’EPFL en physique, de gagner un prix prestigieux, avant une carrière éclair au cœur du système néolibéral.
«Pendant toute ma scolarité, mes profs me prédisaient des études à l’EPFL», se souvient-il. De père sicilien et de mère portugaise, il a grandi dans les cuisines du Golf d’Epalinges. «J’étais le fils des employés. Je suis très admiratif de mes parents qui sont arrivés en Suisse à 15 ans pour travailler et envoyer de l’argent à leur famille. A leur âge, j’étais loin d’avoir leur maturité», explique Victor Cannilla, conscient très jeune des inégalités de classes, tout en surfant entre elles. Il récupère les clubs jetés par les clients fortunés, s’entraîne et devient golfeur d’élite. «Mais je faisais aussi du foot, de la boxe thaïe et j’écoutais du rap. J’avais souvent des remarques de mes potes qui ne comprenaient pas bien pourquoi je pratiquais ce sport à connotation très bourgeoise. J’ai fini par arrêter, malgré le fait que j’aimais beaucoup cette discipline, car j’en avais marre de me justifier.»
Son parcours fait penser à un grand huit. «J’avais un certain dégoût des richesses si arbitrairement distribuées à la naissance et, en même temps, je me disais que c’était cool de gagner de l’argent. J’imaginais offrir des jet-skis à mes cousins en Sicile. Ma pensée n’était pas linéaire et contenait quelques contradictions», explique-t-il tiraillé alors entre son désir de réussite et une sensibilité aux injustices sociales.
L’éveil
Durant son cursus à l’EPFL, Victor Cannilla étudie une année à Hong Kong, avant de poursuivre un master en ingénierie financière. Après un stage dans une boîte de trading algorithmique, il est engagé comme consultant à BCG où il découvre l’envers du décor de la 5G, l’univers d’une pétromonarchie ou encore le néocolonialisme en Afrique.
«J’avais une ligne rouge: j’ai toujours refusé de m’occuper de dossiers sur les matières premières agricoles, car j’étais conscient du mal qu’on pouvait faire aux petits cultivateurs du Sud. La plupart de mes anciens collègues trouvent mille excuses à ce qu’ils font.»
Celui qui mangeait trois fois par jour de la viande, et sautait d’un avion et d’une limousine à l’autre, se documente sur l’élevage industriel, la perte de la biodiversité ou encore l’économie hétérodoxe, alternative au capitalisme dont il n’a jamais eu vent durant ses études. «A l’EPFL, la croissance n’était jamais remise en question. Or, ce système détruit la planète et aide les riches et les puissants.» Victor Cannilla donne un exemple parmi tant d’autres: «Inonder l’Europe de l’Est d’une marque de biscuit en agressant par la pub l’esprit des gamins, c’est aussi augmenter les problèmes de santé, et tuer la petite production de madeleines locales.» Il résume: «Quand une multinationale aide une ONG, c’est dans le but de vendre encore davantage et endormir le peuple. Tout est traduit en chiffres, tout est froid, sans morale. Si certaines ONG systémiques n'existaient pas, les multinationales devraient les inventer. Car si ces dernières se présentaient comme elles sont vraiment, il y aurait une révolution demain.»
Agir, et vite
Lorsque Victor Cannilla parle des multinationales, du greenwashing, du monde du trading, des algorithmes qui permettent de vendre et d’acheter à la vitesse de la lumière, la nausée n’est jamais loin. «Pour être les plus rapides, les traders sont prêts à tout. C’est un vampirisme monstrueux. Ce sont souvent des joueurs de poker pros, avec une habileté à calculer, un besoin d’adrénaline, une addiction au jeu... Je m’y retrouve sous certains aspects», confie celui qui parle et marche vite. Et peut montrer des signes d’impatience. «Je stresse tout le monde autour de moi. Si la lenteur me saoule, ça me saoule encore davantage d’être saoulé par la lenteur», lâche-t-il conscient de ses défauts, mais aussi de ses qualités, telles que sa force de travail, sa discipline, sa sincérité, son sens de la justice qu’il veut mettre aujourd’hui au service du climat, de la justice sociale et d’une véritable démocratie. «Ce sont les trois piliers de notre plateforme AG!SSONS», souligne celui qui est l’un de ses initiateurs. Parallèlement, le jeune prodige prépare ses premiers épisodes de vulgarisation de la finance et des multinationales sur YouTube (Kraken Debrief, dès le 1er juin), persuadé qu’une connaissance de ce monde si opaque et si complexe est essentielle pour le combattre. «Les mots incantatoires ne suffisent pas. L’argumentaire doit être solide», explique le perfectionniste. Celui-ci planche sur un livre aussi, et réfléchit à un doctorat sur la pensée décroissante et les relations interétatiques. «J’ai besoin de faire ma rédemption morale. Peut-être que rien ne va marcher, mais au moins, j’agis dans la bonne direction. Comme dit Maya Angelou, il faut espérer le meilleur, mais être prêt pour le pire.»