Uber et son tribunal secret des Pays-Bas
Invité au colloque juridique de l’USS, l’avocat d’un chauffeur lausannois a présenté le litige qui l’oppose à l’entreprise technologique
Uber doit-il rendre des comptes à la justice suisse ou devant un tribunal arbitral aux Pays-Bas? Quel est le rapport de subordination entre l’entreprise technologique et un chauffeur utilisant son application? Faut-il considérer ce dernier comme un travailleur indépendant ou un salarié? Les juges du Tribunal cantonal vaudois sont appelés à trancher prochainement ces questions. Invité au colloque juridique de l’Union syndicale suisse (USS) le 13 décembre dernier à Berne, Me Rémy Wyler a présenté les tenants de la bagarre juridique en cours.
Défendant un chauffeur, cet avocat et professeur d’université a obtenu au printemps 2019 une condamnation par le Tribunal des prud’hommes de Lausanne de la multinationale étasunienne pour licenciement abusif. Engagé par une filiale, le conducteur avait réalisé près de 10000 courses entre 2015 et 2016, avant que son compte soit désactivé en raison de la baisse de sa note d’évaluation formulée par les clients. Les prud’hommes avaient jugé que le lien entre le chauffeur et la plateforme relevait d’un contrat de travail sur appel, qu’il était donc bien salarié de l’entreprise technologique, que la suppression de son accès à l’application devait être considérée comme un licenciement, et un licenciement injustifié, dans la mesure où le travailleur n’avait pas été informé des reproches des clients à son égard. Uber avait été condamné à verser à son ex-employé les deux mois de salaire du congé légal, ainsi qu'une indemnité pour le tort moral et les vacances auxquelles il aurait eu droit, soit près de 18000 francs.
L’entreprise de transport a fait appel de cette condamnation auprès du Tribunal cantonal. L’enjeu est de taille puisque des centaines, voire des milliers de chauffeurs pourraient prétendre à une indemnisation. Rappelons qu’à la différence d’un travailleur indépendant, un salarié bénéficie des assurances sociales, de vacances payées, du remboursement des frais et d’une protection contre les licenciements. «Nous savons que rien n’est joué avant le Tribunal fédéral», a dit Me Rémy Wyler devant la cinquantaine de participants au colloque.
Le chauffeur n’a quasi pas de liberté
«La vraie question litigieuse est celle du rapport de subordination, explique le professeur de l’Université de Lausanne. L’indépendance du chauffeur invoquée par Uber se fonde principalement sur l’organisation du temps de travail, mais tous les autres critères permettent de déclarer qu’on est dans une situation de dépendance.» Géolocalisé, le conducteur reçoit des instructions précises sur les demandes, il n’a aucune marge de manœuvre sur les tarifs, il est soumis aux évaluations des clients et peut être exclu de l’application si elles sont trop négatives ou s’il refuse des courses. Sauf à décider du moment où il allume son smartphone et quand il se déconnecte, le chauffeur «n’a aucune liberté», estime Me Rémy Wyler. Pour l’homme de loi, les quatre conditions essentielles du contrat de travail – que sont la prestation de travail, l’élément de durée, la rémunération et le rapport de subordination – sont réunies. «Un contrat de travail peut être conclu même si les parties ne l’ont pas voulu», note-t-il au passage.
Médiation à Amsterdam
De son côté, Uber renvoie aux «Conditions d’utilisation» soumises aux usagers de son application. Celles-ci stipulent qu’elles sont «exclusivement régies et interprétées conformément au droit des Pays-Bas», où la multinationale a installé son siège européen, et qu’un éventuel litige sera «exclusivement et définitivement tranché par voie d’arbitrage conformément au Règlement d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale». L’existence comme le contenu de cette médiation, organisée à Amsterdam et tenue en anglais, demeureront «strictement confidentiels», précise le document. «Il s’agit là d’un obstacle de taille, qui rend l’accès à la justice impossible pour les chauffeurs. Je ne suis pas loin de penser que c’est voulu. Beaucoup de ces chauffeurs n’ont pas les moyens d’engager un avocat, c’est le cas du conducteur que je défends et qui dispose de l’assistance judiciaire.» Or, le recours à la justice arbitrale exclut cette aide de l’Etat, qui constitue pourtant «un droit fondamental, le premier droit du justiciable», selon les mots de Me Rémy Wyler. «La clause d’arbitrage apparaît dans toute sa lumière, comme un outil qui tend à échapper à tous les instruments qui ont été donnés à la partie faible du contrat de travail.»
Les prud’hommes lausannois n’ont pas tranché la question du recours à la justice arbitrale, ce sera le rôle du Tribunal cantonal et, sans aucun doute, du Tribunal fédéral. L’article 121 de la Loi fédérale sur le droit international privé indique que «les parties peuvent soumettre le contrat de travail au droit de l’Etat dans lequel le travailleur a sa résidence habituelle ou dans lequel l’employeur a son établissement, son domicile ou sa résidence habituelle». «C’est l’un des enjeux de la dématérialisation de l’économie: il suffirait de créer une société dans un pays étranger pour appliquer le droit de ce pays», souligne Me Rémy Wyler.
Reste que, pour le professeur, il n’est pas indispensable de réformer la loi, «si l’on applique strictement les régimes de protection».