Le guet de la cathédrale de Lausanne incarne un métier ancestral, qui a évolué pour devenir une tradition vivante et unique en Suisse
Il est 21h45. Dans la pénombre, un homme arrive sur son vélo. C’est le guet, il va bientôt sonner 22h. «On va monter doucement, dit-il calmement. La pierre a emmagasiné de la chaleur.» C’est le mois d’août, et l’escalier tourne: une spirale de 153 marches usées par des millions de pas, depuis l’an 1220 environ. Quelque 800 ans de traces. De quoi donner le tournis.
Depuis une trentaine d’années, Renato Häusler contribue à l’érosion du colimaçon. Infatigable, à 60 ans, il espère continuer encore longtemps à perpétuer la tradition du guet de la cathédrale de Lausanne qui officie de 22h à 2h du matin (chaque nuit de l’année). «C’est devenu un peu ma deuxième maison», raconte le titulaire du poste depuis 2002.
C’est dans sa loge étroite qu’il passe la nuit. Il aime y rester pour dormir de 2h15 environ à 8h, sans même entendre la cloche de 6600 kilos qui fait vibrer tout le beffroi chaque heure. Et justement, la voilà qui lance ses dix coups. S’ensuit l’annonce du guet, toujours la même depuis des lustres, aux heures pile: «C’est le guet! Il a sonné dix! Il a sonné dix!» En direction du levant d’abord, puis du nord, de l’ouest et du sud, paradoxalement dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Un honneur
Renato Häusler repose sa lanterne et enlève son chapeau. «C’est beau de tous les côtés. Et le plus magique, c’est quand il neige. Pour moi, être seul dans la cathédrale, toute la nuit, représente un privilège qui n’a pas de prix.» D’ailleurs son salaire est modeste, versé par la Ville.
Dans sa loge, il ouvre une petite armoire pour ajouter une coche à ses nuits. Pendant 14 ans, il a été le remplaçant de Philippe Becquelin (dit Mix & Remix), avant de décrocher le poste de titulaire à 50%, soit cinq nuits par semaine.
Avec ses huit remplaçants, Renato Häusler répond à quelque 600 visites par année. «Heureusement, de l’automne au printemps, je suis assez souvent seul», se réjouit l’ermite, qui aime profiter de ces moments pour penser le monde et voir plus clair en son for intérieur.
Ses réflexions sont interrompues par un appel téléphonique. «Il y a un groupe à 23h, mais vous pouvez venir à 22h», explique-t-il à sa correspondante, tout en tournant les pages de l’agenda collectif déjà bien rempli. Un public intergénérationnel ‒ des groupes d’amis, des classes, des touristes ‒ friand d’informations et d’histoire(s).
«Ce n’est plus un travail, mais une tradition, relate Renato Häusler. Nous n’avons rien à fournir, rien à produire. C’est complètement décalé face à la société de rentabilité et de production dans laquelle nous vivons. Ici, c’est une présence qui est demandée. Cette simplicité aux choses, ce retour à l’essentiel est comme enraciné dans la pierre et le bois qui prennent de la valeur avec le temps.»
Hommage aux artisans
Pour mémoire, le métier de guet remonte à l’achèvement du beffroi en 1235. «Mais peut-être que le poste existait déjà avant puisqu’il y a eu deux cathédrales avant celles-ci, beaucoup plus petites», précise le spécialiste.
«J’aime les églises pour leur enveloppe, pour l’énergie encore présente des artisans qui ont donné leur force, leur sueur, leur savoir-faire, leur foi. La construction d’une cathédrale à l’époque, offrait du travail à des milliers de personnes, du fabriquant d’outils aux agriculteurs qui fournissaient la nourriture. Aujourd’hui, nous sommes habitués aux grands ouvrages, aux buildings, aux ponts… En 1200, ce volume architectural était démesuré par rapport aux maisons existantes. C’était extrêmement audacieux de construire des cathédrales à l’époque. Phénoménal! Je me sens comme un maillon rattaché à ce passé. Raconter l’Histoire rend la cathédrale vivante. A travers l’oralité, la mémoire est vivante.»
La cloche résonne de nouveau. L’heure est passée comme une poignée de minutes. «C’est le guet, il a sonné onze! Il a sonné onze!» Après ses clameurs, Renato Häusler murmure: «Je sais qu’on m’écoute dans le quartier, des gens viennent parfois exprès sur l’esplanade. C’est un vestige vivant du passé, un luxe en quelque sorte.» Si cette tradition est unique en Suisse, à l’exception du guet de Bischofszell qui officie lors de la Semaine de la rose, une soixantaine d’autres villes dans neuf pays européens la perpétuent, mais rarement 365 jours par an. Une coutume qui a, de surcroît, souvent disparu avant d’être réhabilitée.
Une cathédrale féministe
Le guet semble aujourd’hui indétrônable, même s’il a été délesté de ses fonctions premières de vigile des incendies. Dès 1907, des sirènes d’alarme sont installées et, en 1950, l’électrification des sonneries de cloche fait tomber le maillet du sonneur de cloches aux oubliettes. En 1960, la Ville, non sans une levée de boucliers des citoyens, réduit ses horaires entre 22h et 2h (au lieu de 21h à l’aube).
Tout un symbole, la nuit du 13 au 14 juin dernier, des féministes ont annoncé l’heure du haut du beffroi illuminé de violet pour lancer la grève des femmes. Un pied de nez à l’hégémonie masculine. «A l’époque, il n’y avait que des hommes en fonction 24 heures sur 24. Il faut imaginer qu’il n’y avait pas d’électricité, qu’il faisait nuit noire, et que le couvre-feu était sonné. Le guet de la cathédrale de Lausanne, et son collègue à Saint-François, étaient les seules personnes éveillées, prêtes à alerter en cas de départs d’incendies. Ils ne devaient pas s’amuser beaucoup. La nuit, les guets de terre étaient aussi exposés. C’était presque des corps de police», relate Renato Häusler qui estime qu’un jour, une femme sera assignée à ce poste. «Le 14 juin, ce n’était pas la première fois qu’une femme donnait l’heure: l’épouse de Charles Mignot, ancien guet de 1922 à 1947, avait remplacé son mari une nuit qu’il était malade. Et il y a parfois aussi des visiteuses qui donnent de la voix.»
Minuit, douze coups, déjà. «C’est le guet. Il a sonné douze. Il a sonné douze.»
Une dernière question: croyant Renato Häusler? «Convaincu par l'existence d'un principe supérieur, je n'assiste pour autant jamais à un office. En quête constante de vérité, je ne me retrouve toutefois dans aucun dogme. De plus en plus, de recherches des plus sérieuses tendent à démontrer que la conscience habite le corps et qu’elle lui survit. J’y crois beaucoup plus que dans le Bon Dieu des religions. Face à l'évolution de la science et de la société, je les trouve complètement sclérosées.»
Il est temps de redescendre, laisser le guet à sa solitude, se retrouver sur les pavés de la ville, si bas; accrocher la clé de la lourde porte du beffroi au filin remonté par le petit homme, si proche du ciel…