Il y a plus d’un demi-siècle, Simone de Beauvoir se penchait sur la question du troisième âge à travers un ouvrage qui a fait date: La vieillesse (Gallimard, 1970). On y lisait notamment cette phrase péremptoire, dont les allures de sentence ont généré de multiples variations sur le thème: «On reconnaît le degré de civilisation d’une société à la place qu’elle accorde aux personnes âgées.» Cette considération au bon sens difficilement contestable nous tend aujourd’hui un miroir dans lequel nous pouvons nous regarder et juger de nos attitudes envers ces pans de la population qui ont atteint le grand âge. En nous observant ainsi, nous trouverons sans doute peu d’arguments pour nous considérer tout à fait civilisés. Et pour tout dire, si on analysait de plus près l’affaire, on pourrait constater qu’au contraire, les sociétés d’Occident qui se targuent d’être porteuses des plus grandes avancées en termes de bien-être collectif sont en réalité celles qui accordent le moins d’attentions sincères et bienveillantes aux aînés, à ces couches devenues inactives et, en cela, pas rentables.
Il faut bien le reconnaître, notre tissu social préfère trop souvent se défaire du «vieux» en confiant sa garde et ses soins à des structures ou à du personnel désignés. Et c’est précisément ici, dans ce domaine qui devrait accompagner et suivre l’hôte avec des moyens adéquats, que surgit l’autre grand problème de notre relation à la vieillesse. Car, depuis plusieurs décennies déjà, les EMS sont frappés de maux qui mettent à mal leur fonctionnement et leur mission. Les sonnettes d’alarme retentissent régulièrement pour alerter sur la pénurie de personnel. Elles rendent attentif sur ce que cela implique en termes de rythme de travail, de pression sur le personnel. Elles font état de l’épuisement physique et émotionnel des soignants. Elles dénoncent la standardisation des prestations fournies. De cette interminable glissade vers le pire, découle fatalement une nette dégradation de la relation entre soignant et soigné. Cela est d’autant plus vertigineux que notre société vieillit toujours davantage, que les besoins grandissent en conséquence et que les acteurs privés du secteur sont de plus en plus motivés par le rendement et le profit. Le scandale qui a éclaté voilà trois ans en France, avec la révélation des agissements délétères du numéro un mondial des homes, Orpea, a illustré mieux que mille mots les dérives du système.
Le monde des soins aux aînés se porte mal, donc, et il est mal considéré. Cet angle mort de la médecine mérite aujourd’hui une reconsidération profonde, une refonte radicale, une révolution sociétale capable de replacer le 3e et 4e âge au cœur de nos préoccupations. Le «Manifeste du care» qu’édite Unia ouvre des pistes solides et ambitieuses pour entamer ce virage. La conception de ce document a permis de réunir pour la première fois autour d’une table le personnel médico-social actif dans le domaine. Son expertise et son expérience a nourri les débats et les travaux en commun. Dans un cadre propice à la libération des idées et des doléances, les participants, encadrés par des spécialistes issus de deux hautes écoles suisses, ont pu enfin envisager de nouveaux traits pour leurs métiers. En lisant les 35 propositions élaborées, on se dit que la révolution prônée par ce manifeste n’a rien d’utopique. L’urgence de son avènement, souhaité à un horizon de dix ans, doit désormais pousser tous les acteurs à partager et à soutenir cette cause. Qu’ils soient issus du public ou du privé. En 2035, on se verra autrement en s’observant dans un miroir. Il faut le souhaiter.