Comme la Grande roue des perceptions et des comportements tourne en Europe, que j’évoque ici non seulement en sa qualité de continent géographique, mais de corps politique, économique et social! Et comme cette Grande roue tourne à l’image même de son mouvement dans l’esprit des personnes et des citoyens consommateurs!
L’Histoire des soixante-dix dernières années semble encore fraîche comme un rêve. D’abord était advenue l’idée d’une construction de type institutionnel et politique qui puisse panser les blessures et les dégâts économiques induits par la Deuxième Guerre mondiale. Et qui puisse, aussi, réduire les risques d’un nouveau conflit pareillement dévastateur.
Puis cette idée s’inscrivit progressivement dans les faits. Ce processus eut lieu sous l’impulsion cardinale de Jean Monnet, principal inspirateur de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (qui fut portée sur les fonts baptismaux en 1951), initiateur du premier plan de modernisation et d’équipement français, et finalement architecte inlassable de l’Union européenne telle qu’elle évolua jusqu’à nos jours.
On ne saurait dire qu’elle rayonne au niveau qualitatif du projet caressé par ses concepteurs historiques. Jean Monnet s’est probablement retourné cruellement dans ses tombes successives de Montfort-l’Amaury qu’il rejoignit en 1979, dans le département des Yvelines, puis dans celle du Panthéon parisien où François Mitterrand le fit transférer neuf ans plus tard.
Mais le vœu qui fonda puis porta l’Union, celui d’une mise en cohésion des intérêts nationaux sur le continent et subséquemment du bonheur des populations, demeure magnifique – quels que soient les couacs fonctionnels, les pesanteurs de sa masse bureaucratique ou la brutalité de ses prescriptions financières comme envers la Grèce. Elle est le rappel et le moyen d’une tension des esprits, comme des actions, vers un idéal civilisateur.
C’est cette tension vers le progrès des âmes et des intelligences qui se réduit aujourd’hui, où qu’on essaie de la mesurer, jusqu’en Suisse à son échelle et dans ses particularités, et jusque dans le mode d’expression des opinions publiques au moment de leurs mobilisations politiques – que celles-ci soient propositionnelles ou protestataires.
Comme le rappelait l’autre jour Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles de Libération, l’Union «est une confédération volontaire d’États restant libres de la quitter à tout instant.» Qui repose donc «sur le respect de la parole donnée et l’application volontaire des normes décidées en commun. C’est ce qui fait à la fois sa force et sa faiblesse.»
Or Matteo Salvini, l’épouvantable ministre de l’Intérieur en Italie, incarnation parfaite de l’extrême droite injurieuse envers ses contradicteurs et du brutalissime envers les migrants, par exemple, ne cesse de rompre ces deux principes – comme d’ailleurs celui de la confidentialité pourtant nécessaire des débats entre ministres homologues.
Mais il y a plus grave, ajoute Quatremer qui cite cette fois un diplomate: «Il est entendu depuis toujours que les décisions du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement s’imposent à tous. Or dès le lendemain du Sommet de juin sur la politique migratoire, la Hongrie de Viktor Orbán a fait savoir qu’elle ne s’y sentait pas tenue. La règle du jeu vole en miettes.»
Ainsi voyons-nous peut-être se déliter, au miroir symbolique de ce cadre européen là, la conscience que l’humain lui-même éprouve en tous lieux et circonstances non seulement des besoins analogues, mais des aspirations convergentes et de semblables injonctions à la sagesse nées du massacre perpétré contre toutes les autres formes du vivant sur la planète.
Si le business et la sous-culture mondialisent toujours davantage les peuples sur les cinq continents, ceux-ci ne s’en trouvent donc ni confortés en tant que tels, ni solidarisés entre eux. Ils éclatent au contraire, ou se parcellisent, ou s’atomisent sous l’effet de tendances particularistes. L’intelligence mutuelle régresse tandis que l’inintelligence, nourrie par l’obsession de se penser soi seul, progresse.
Ainsi vont les choses non seulement autour de Bruxelles, mais à Genève, Lausanne ou Zurich – la brutalité d’un Salvini vis-à-vis de ceux cherchant refuge en Europe valant, nourrissant et confirmant celle de ces petits crétins volontiers petits-bourgeois dont notre presse régionale a récemment dressé le portrait, qui cassent la figure des passants sans même l’ombre d’un motif crapuleux. Misère.