«Criminaliser la grève, c’est le pompon!»
Responsable nationale à Unia pour la Grève des femmes, Corinne Schärer fait le point sur la mobilisation du 14 juin. Un engagement qualifié d’énorme, à la hauteur du ras-le-bol des participantes...
Alors que les préparatifs en vue du 14 juin battent leur plein, plusieurs questions ont été soulevées. La légalité du mouvement, la place des hommes dans les manifestations, les réactions des employeurs... ont alimenté les débats. Responsable nationale de la journée d’action et Grève des femmes à Unia, Corinne Schärer fait le point sur la situation et les attentes liées au mouvement. Avec un enthousiasme, un entrain qu’elle avait déjà quand, universitaire, elle a participé à la première Grève de 1991. Une mobilisation qui s’est soldée par de réels progrès, note-t-elle, même si le chemin à parcourir reste long. Et que la lutte se poursuivra au-delà de la date rassembleuse...
A un peu plus d’un mois de la Grève, où en sont les préparatifs? Comment s’organise la mobilisation?
L’engagement est énorme. Aux quatre coins de la Suisse, des comités cantonaux, régionaux, locaux, de quartiers, dans des entreprises se sont créés. Des milliers de femmes se préparent pour ce 14 juin. Dans les différents groupes, chacune décide de la nature de son implication. Y compris celles qui ne travaillent pas. Bien sûr, on verra le jour J le nombre de participantes. Mais je suis optimiste. D’autant plus que le mouvement féministe n’a cessé de croître ces dernières années. En 2010, lors d’une première manifestation, nous étions 8000 personnes. Le rassemblement national de 2015 a réuni 12000 participants. L’an passé, en septembre, la colère est encore montée d’un cran: 20000 personnes sont descendues dans la rue pour réclamer l’égalité dans les faits, prévue dans la Constitution et la loi depuis bientôt 40 ans.
Votre revendication prioritaire porte sur l’égalité salariale...
Oui, avec des différences qui s’élèvent toujours environ à 20%, mais pas seulement. Nous exigeons aussi l’égalité des chances sur les places de travail et une meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie familiale, alors que les femmes assument toujours la plus grande part du travail non rémunéré. Dans les branches comme le commerce de détail, les soins, l’horlogerie, l’hôtellerie-restauration, le nettoyage, la coiffure, etc. – où elles sont fortement représentées – les rémunérations restent très basses. Et le personnel féminin se trouve le plus souvent contraint à des temps partiels en raison de ses obligations parallèles, entre les enfants, les tâches ménagères... Les femmes courent dans tous les sens, sans avoir du temps pour elles. C’est un stress total.
Quelle forme prendra la Grève? On parle aussi beaucoup d’actions sans réel débrayage, de congés, enlevant le caractère contestataire, subversif du mouvement...
Cette mobilisation prendra effectivement différentes formes selon les possibilités des participantes. Cette pluralité des options permettra ainsi de n’exclure aucune salariée souhaitant s’impliquer dans le mouvement, sachant aussi les pressions subies dans certaines entreprises. Dans des administrations, on a décidé d’octroyer un congé payé ou non, ou seulement pour les femmes, ou la possibilité de terminer le travail tôt... Les services publics doivent être un modèle. Et quelques-uns ont admis la nécessité de faire avancer les choses.
Au niveau des actions, plusieurs idées font leur chemin comme celle d’arrêter le job à 15h24 car, au-delà de cette heure, les femmes travaillent gratuitement en raison de la discrimination salariale qui les frappe. Les unes feront des pauses café ou repas prolongées, d’autres s’habilleront de mauve ou de violet ou porteront le badge ou le bracelet de la Grève. Dans certaines sociétés, on a décidé de faire du bruit à 11 heures... Les moyens de «faire grève» seront multiples. Les grévistes qui cesseront le travail à 15h24 se rassembleront ensuite pour des manifestations locales.
Mais les femmes qui envisagent une vraie grève enfreignent-elles la loi? Risquent-elles des sanctions, voire un licenciement?
La grève est légitime. L’égalité figure dans la Constitution depuis 1991. C’est son non-respect qui est illégal, inadmissible dans un Etat de droit. Criminaliser les femmes qui feraient grève, leur faire peur alors que ce sont elles les victimes: c’est quand même le pompon! D’autant plus que les femmes ont tout tenté pour faire appliquer la Loi avant d’opter pour cette solution. Plusieurs discussions parlementaires ont débouché sur le Dialogue pour l’égalité sans que le succès soit au rendez-vous. Très peu d’employeurs ont joué le jeu. Il s’agit aujourd’hui d’une grève sociale. Si, juridiquement, on ne peut écarter tous risques – bien que limités – les salariées qui ont décidé de débrayer et craignent des sanctions sont invitées à prendre conseil auprès d’Unia. Chaque cas est particulier.
La présence ou non des hommes a aussi fait couler beaucoup d’encre. Sont-ils au final les bienvenus le 14 juin?
Oui, ils le sont. Nombre d’entre eux participent aux préparatifs et se montrent solidaires du mouvement. Ils aident à la logistique, les infrastructures, la sécurité, etc. On attend aussi des hommes qu’ils remplacent les femmes au travail où c’est indispensable. Qu’ils s’occupent au besoin des enfants, des repas. Mais c’est important que le leadership reste aux mains des femmes. Il s’agit de faire avancer leurs droits même si les hommes font aussi partie des processus pour réaliser l’égalité. Quoi qu’il en soit, cibler la grève sur la présence des hommes ou non est hors sujet et ne sert qu’à diviser le mouvement.
A votre avis, pourquoi l’égalité reste à la traîne? S’agit-il uniquement d’une question d’argent?
L’égalité avance au rythme de l’escargot et la question financière n’y est évidemment pas étrangère. Plus largement, la mettre en œuvre signifie un réel changement de société. Les hommes devraient davantage partager les rôles, les places, le pouvoir, les profits, assumer aussi leur part du travail non rémunéré. Ces facteurs expliquent aussi la résistance.
Vous avez participé à la Grève du 14 juin 1991. Que retirez-vous de cette expérience? Qu’a changé cette mobilisation?
Cette première mobilisation a été soutenue par des centaines de milliers de femmes. A l’Université où j’étudiais alors, j’ai vécu une réelle expérience de solidarité et mesuré le poids d’un tel mouvement avec, par la suite, davantage de professeurs femmes et la mise en place d’un département consacré aux études de genre. A l’école où j’étais parallèlement enseignante à temps partiel, ma participation à la grève a provoqué une discussion sur l’égalité. Un homme s’est chargé de mes cours pour que je puisse débrayer. La Grève de 1991 a permis nombre d’avancées – même si celles-ci restent insuffisantes – comme le congé maternité payé à 80% et d’une durée de 14 semaines. Un premier pas dans la bonne direction.
Qu’attendez-vous de ce 14 juin? Y aura-t-il une suite à ce mouvement?
J’attends un engagement massif des femmes, à la hauteur de tout ce qui ne fonctionne pas, notamment dans le domaine du travail et de l’égalité des chances. Une fois encore, il n’est pas acceptable que les femmes triment gratuitement. Je n’oublie pas en même temps qu’il aura fallu une centaine d’années pour que les femmes obtiennent le droit de vote et une soixantaine pour l’octroi de l’assurance maternité. Dans tous les cas, Unia poursuivra la lutte. Ce 14 juin n’est que le prélude à un combat en faveur de meilleures conditions de travail et, en particulier, de rémunérations du personnel féminin. Nous entamerons les négociations salariales cet automne. Nous nous battrons aussi pour la conclusion de conventions collectives de travail dans les métiers dits féminins où elles font le plus souvent défaut, comme dans les soins ou le commerce de détail.