Si la Suisse n’a pas possédé de colonies, certains de ses citoyens se sont quand même enrichis via le commerce de biens exotiques et d’esclaves. A Neuchâtel, un parcours didactique revient sur ce passé, histoire d’en prendre acte et d’en tirer aussi des leçons pour le présent
Neuchâtel, petite ville sans histoire? A voir son centre médiéval d’où émergent des édifices en pierre jaune d’Hauterive, ses rangées d’immeubles cossus, ses rues marchandes, sa jeunesse insouciante et sa bourgeoisie honorable, on pourrait le penser. Pourtant, comme toute cité, elle possède ses zones d’ombre…
Cette agglomération doit en effet une partie de son lustre et de sa richesse à l’esclavage et au colonialisme. Ce passé, pas si glorieux, elle aurait sans doute préféré ne pas se le coltiner. Mais voilà, le mouvement Black Lives Matter («La vie des Noirs compte») a fait des vagues partout dans le monde, y compris au sein de cette commune lacustre plutôt tranquille et proprette.
En été 2020, la statue de David de Pury – un monument rappelant la traite négrière – est prise pour cible. Elle est aspergée de peinture rouge sang et suscite le lancement de deux pétitions, l’une visant à la déboulonner, l’autre à la conserver. «Nous avons alors eu un vif débat sur l’inclusivité de l’espace public autour de marques mémorielles comme cette fameuse statue», raconte Thomas Facchinetti, conseiller communal en charge de la culture, de l’intégration et de la cohésion sociale.
Lier le passé au présent
Dos au mur, les autorités politiques de cette bourgade prennent une série de mesures – des actions de sensibilisation et de vulgarisation historique – pour faire la lumière sur l’implication, entre le XVIe et le XIXe siècle, de quelques-uns de ses illustres citoyens dans le triste commerce de marchandises exotiques et d’esclaves. Parmi elles, un circuit didactique et connecté baptisé «Neuchâtel empreintes coloniales», qui a été inauguré ce printemps.
«En mettant sur pied ce parcours, notre but n’était pas de juger, mais d’expliquer et de questionner ce passé dans une perspective incluant également notre présent, précise l’historienne, enseignante et médiatrice culturelle Mélanie Huguenin-Virchaux. A titre d’exemple, quand on évoque l’esclavage au temps des colonies, on montre que cela existe aujourd’hui encore mais sous d’autres formes.»
Longue d’un kilomètre, cette balade interactive et numérique, qui propose de «découvrir autrement des lieux emblématiques du centre-ville», comporte sept postes. Chacun traitant d’une problématique différente; mais tous articulés autour d’une même structure, à savoir un quiz, une capsule vidéo ludo-éducative, des infographies et un audio d’expert.
Par ici la visite!
Première étape: l’hôtel des Postes. Au sud de ce bâtiment, se trouve un petit boîtier jaune pâle arborant un joli sourire. La marche à suivre? Dégainer son smartphone, enclencher la 3G, 4G ou 5G, télécharger l’application gratuite Totemi conçue par Talk to me (une start-up du cru), l’ouvrir, accepter la localisation, activer le Bluetooth, sélectionner le parcours «Neuchâtel empreintes coloniales» et chausser ses écouteurs.
Après quelques instants, le contenu s’affiche sur l’écran de notre téléphone. C’est parti pour un tour! De l’hôtel des Postes au collège Latin, en passant entre autres par la place Pury, l’hôtel DuPeyrou et la résidence Pourtalès. Pour ne pas se perdre dans le dédale des rues, il suffit de suivre les indications figurant sur la carte dynamique de l’app.
En un peu plus d’une heure, on nous montre et dit tout sur ce que nous avons toujours voulu savoir sur la colonisation, le racisme, le commerce triangulaire ou encore l’esclavage sans jamais avoir osé le demander. Tout cela à la sauce neuchâteloise via la présentation de personnalités comme Charles-Daniel de Meuron (mercenaire au service de puissances coloniales) et ses deux esclaves Vendredi et Pedro, les missionnaires protestants Henri-Alexandre Junod et Elise Kiener, le chocolatier Philippe Suchard, l’aristocrate Pierre-Alexandre DuPeyrou, la famille de Pourtalès et évidemment l’incontournable David de Pury (négociant actif dans le commerce triangulaire).
Un monument indéboulonnable?
Nous nous sommes d’ailleurs arrêtés devant sa statue que la Ville a choisi de ne pas retirer de l’espace public. «Si ce monument est toujours là, ce n’est pas pour glorifier l’esclavagisme et le colonialisme, mais pour servir de témoin à une histoire qui doit continuer à nous interpeller», rappelle Thomas Facchinetti. A cette fin, une plaque explicative a été vissée sur son socle et une œuvre d’art a été installée à ses côtés. Signé Mathias Pfund, ce bronze iconoclaste montre un David de Pury à l’envers, la tête fichée dans son piédestal...
«De la part de la Ville de Neuchâtel, c’est faire acte de courage que d’affronter cette histoire, parce que ce n’est pas une histoire facile, pas une histoire dont nous pouvons être fiers», estime Mélanie Huguenin-Virchaux. «Nous avons eu envie de dire le monde tel qu’il s’est déroulé, de la manière la plus objective possible, ajoute Thomas Facchinetti. Pas comme en Italie ou en France où Giorgia Meloni et le Rassemblement national cherchent à reprendre le contrôle idéologique de l’histoire et à façonner un nouveau récit national plus en accord avec leur conception de la société civile et de la vie.»
A l’issue de la visite, un message s’affiche à l’écran: «Félicitations! Vous avez terminé le parcours avec succès.» Retour à la gare avec, en pensée, cet extrait du Discours sur le colonialisme de l’écrivain et homme politique martiniquais Aimé Césaire, lu quelques instants plus tôt sur notre mobile: «Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.»
«Neuchâtel empreintes coloniales», sur l’application gratuite Totemi. Durée du parcours: 1 heure, 1 km et 7 chapitres. A visiter librement.
Vie d’esclaves
Dans Lettre sur les Noirs, Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre décrivait ainsi l’existence sordide des esclaves à la fin du XVIIIe siècle: «Voici comment on les traite. Au point du jour, trois coups de fouet sont le signal qui les appelle à l’ouvrage. Chacun se rend avec sa pioche dans les plantations, où ils travaillent, presque nus, à l’ardeur du soleil. On leur donne pour nourriture du maïs broyé, cuit à l’eau, ou des pains de manioc; pour habit, un morceau de toile. A la moindre négligence, on les attache, par les pieds et par les mains, sur une échelle; le commandeur, armé d’un fouet de poste, leur donne sur le derrière nu cinquante, cent, et jusqu’à deux cents coups. Chaque coup enlève une portion de la peau. Ensuite on détache le misérable tout sanglant; on lui met au cou un collier de fer à trois pointes, et on le ramène au travail. Il y en a qui sont plus d’un mois avant d’être en état de s’asseoir. Les femmes sont punies de la même manière. Le soir, de retour dans leurs cases, on les fait prier Dieu pour la prospérité de leurs maîtres.»