Entre témoignages et discours politique, la sage-femme Daniela Abadi met en lumière les violences gynécologiques
C’est l’histoire d’une sage-femme ou d’une femme sage. Daniela Abadi est née en Argentine en 1954, de père syrien et de mère d’origine roumaine et palestinienne. A 22 ans, la militante de gauche fuit la dictature militaire et trouve refuge en France. Ayant suivi sa scolarité en partie au Collège français de Buenos Aires, elle exerce plusieurs métiers dont celui de monteuse de films documentaires. Mais, à 35 ans, elle réalise enfin son rêve d’adolescente: devenir sage-femme. «J’ai eu la chance, à l’âge de 14 ans, à Buenos Aires, d’assister à une naissance. Une révélation!» explique-t-elle par téléphone, de son village d’Orval sur Sienne, au bord de la Manche.
Durant sa formation, en France, l’étudiante prend alors conscience de la culture de domination pesant sur le corps des femmes. Un constat confirmé tout au long de sa carrière dans son pays d’adoption, en Espagne, et à travers le monde avec Médecins sans frontières. Daniela Abadi recueille dès lors de nombreux témoignages sur les violences subies derrière les portes closes des cabinets gynécologiques et des salles d’accouchement: propos sexistes, paroles ou gestes déplacés, actes médicaux brutaux, humiliations, abus ou déni de médication, actes intrusifs sans consentement, violences sexuelles… Depuis 2022, elle témoigne dans une «conférence gesticulée» intitulée Corps en colère. Elle la présentera, pour la première fois en Suisse, dans le cadre de la Journée internationale des droits des femmes, aujourd’hui, le 8 mars, à 20h, au cinéma La Grange à Delémont, à l’invitation de l’Association interjurassienne Grève des femmes. En guise de préambule, entretien avec Daniela Abadi.
Comment vous est venue l’idée de proposer des «conférences gesticulées»?
En 2021, j’ai découvert, par hasard, cette formation aux «conférences gesticulées» qui existent depuis une dizaine d’années. C’est une forme d’éducation populaire, présente surtout dans les milieux alternatifs. Elles permettent de transmettre un message mêlant l’intime et le politique, de dénoncer les systèmes de domination, de classes, de genre, de race... A travers un récit personnel, on élargit, on étaye le propos avec des données historiques, des recherches… L’humour et l’émotion sont essentiels. Pour ma part, je parle d’un sujet sensible, d’actualité, existant partout, et pourtant encore très silencieux et très tabou. Ce monologue s’accompagne d’une mise en scène très simple, que je peux transporter partout. Depuis 2022, je l’ai joué une quinzaine de fois, entre la France et l’Espagne, face à des publics divers, associations de femmes, centres culturels, centres communautaires, tiers lieux, etc. Et j’espère faire bientôt une tournée en Argentine.
Comment avez-vous pris conscience de ces violences gynécologiques?
Quand j’étais étudiante sage-femme, j’ai été formée à instrumentaliser le corps des patientes, et j’ai subi moi-même une certaine maltraitance. Ce système conduit à une violence invisibilisée, même pas perçue par les élèves et les médecins. L’hyperinterventionnisme, le non-consentement, les gestes non nécessaires, la posture gynécologique qui génère une vulnérabilité extrême de la patiente, l’utilisation de certains instruments – employés de manière brutale ou sans consentement –, sont banalisés dès les études. Cela conduit à de la maltraitance, à des propos déplacés, comme «vous êtes douillette» par exemple. C’est particulièrement grave envers celles – les adolescentes, les femmes migrantes, les personnes pauvres – qui ont moins les moyens de dire, de se défendre. C’est une atteinte à leur autonomie. Elles ne sont pas considérées comme des sujets de leur propre santé, mais comme des objets. Dans les hôpitaux, lors des accouchements, on enlève le pouvoir de la femme à donner la vie, comme si elle n’était pas capable de savoir ce qui est bon pour elle. La relation est totalement inégale entre la patiente et le pouvoir médical.
Cette posture est présente en filigrane tout au long des études. La plupart des étudiantes entrent dans ce moule. Pour ma part, lors de ma formation dans les années 1990, j’étais un peu plus âgée que les autres et déjà mère. J’ai ainsi pu questionner ces pratiques. Mais j’ai mis des œillères, car je voulais mon diplôme. Pendant ma formation, j’avais l’impression d’étudier entre le couvent et la caserne. Comme le résume très bien le sociologue mexicain, Roberto Castro Pérez, trois institutions incarnent la hiérarchie de la société patriarcale: le militaire, le religieux et le médical.
La formation de sage-femme n’a-t-elle pas évolué depuis?
J’ai donné une conférence à Amiens, devant des élèves sages-femmes de dernière année, et elles ont tout à fait reconnu ce que j’explique. Les retours ont été incroyables. Une jeune a réagi en se demandant pourquoi elle n’avait pas eu droit à cette conférence avant. Certaines en ont pleuré…
Plus largement, mes conférences interpellent des expériences vécues parfois traumatiques et douloureuses, mais dont on ne parle pas ou dont on n’a même pas pris conscience. A l’issue de mes présentations, des femmes me racontent être venues sans se sentir concernées, puis, au fil du récit, s’être rendu compte des violences gynécologiques et obstétricales subies. A chaque fois, des femmes pleurent. Preuve que cet espace de paroles, devenu enfin légitime, est nécessaire. Faire naître une réflexion collective, c’est important, car la lutte ne peut pas être menée en solo.
La situation est-elle différente hors des pays occidentaux, vous qui avez travaillé avec Médecins sans frontières, pendant quinze ans, en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen, en Angola, en Côte d’Ivoire et au Venezuela?
On peut parler d’universalité de ces violences, car la colonisation a exporté les modèles de médecine hégémonique, en dénigrant les modèles familiaux, culturels, traditionnels... Dans ces pays, les professionnels, les femmes comme les hommes, incorporent ce pouvoir médical. On sauve des vies d’un côté, mais de l’autre l’autonomie est mise à mal. C’est complexe, et je n’ai pas de solution. Je pourrais écrire au moins dix conférences, dont une, uniquement sur l’excision, et une autre sur l’interruption de grossesse… C’est pour cela que je n’aborde pas le premier sujet et que j’effleure le second.
A travers votre conférence, quel message essentiel souhaitez-vous transmettre?
J’espère susciter une prise de conscience, une compréhension, qui permette de réaliser pour certaines qu’elles n’ont pas à se sentir coupable ou honteuse. C’est un combat collectif qui nécessite la libération de la parole, la réappropriation de nos corps en tant que femmes. Les changements dans les écoles, les universités, les pratiques professionnelles ne viendront pas d’en haut, mais d’un mouvement collectif et de prise de conscience des femmes elles-mêmes, comme dans tous les autres combats, comme pour le droit à l’IVG ou à la contraception. J’espère semer une graine de résistance.