Le spectacle des négociations devant accoucher d’un accord-cadre entre l’Union européenne et la Suisse est donc pathétique en ce début de printemps – tant notre pays s’écartèle, jusqu’au degré de l’immobilité parfaite, entre le culte de l’imprécision manifestée par son bircher-muesli gouvernemental largement soumis aux surmois du compromis feutré, les glissements cryptosouverainistes de la gauche justifiés au nom de la défense salariale et les manœuvres de la droite obsédée par l’essor de ses privilèges spécifiques.
Ainsi clapote la soupe nationale dont j’aime à ressortir, de mes vieux registres culinaires ou disons essayistes, un petit exposé de la recette. Première remarque: il n’y a sans doute plus grand besoin de mûrir de longues réflexions à propos du champ politique et partisan, où la plupart des opérations se déploient d’une part au niveau de la tactique butée quand on chemine dans les allées du pouvoir, et de l’autre au niveau de la séduction viscérale quand on cherche à s’attacher l’opinion publique.
Tout paraît se jouer en l’occurrence autour du sentiment de l’identité collective en ce pays. Il peut être défini, comme partout sur la planète, selon ce principe de base extrêmement simple: on se sent soi lorsqu’on parvient à maintenir un équilibre entre deux sensations qui sont celle d’appartenir au monde extérieur et celle d’en être distinct. Or les Suisses ont géré cette équation d’une façon très particulière, comme on sait: ils ont construit leur sentiment d’identité sur la base d’une automutilation.
Pour que la Confédération tienne ensemble au cours des siècles, c’est-à-dire pour que les Romands, les Alémaniques et les Tessinois supportent de coexister sur un même territoire et sous une même bannière, il a fallu que les uns et les autres procédassent au refoulement de leurs différences au point de plus les pressentir et de ne plus les percevoir, sinon dans une mesure qu’on pourrait qualifier de familiale: ils se sont arbitrairement imposé l’illusion d’être semblables ou d’avoir pour le moins un destin convergent.
Autrement dit les Suisses ont exporté les signes et la sensation de tout ce qui les distingue entre eux: ils ont expulsé leurs désaccords mutuels au-delà des frontières nationales, pour en constituer une barrière d’étrangeté qui parvienne à les disjoindre du monde cosmopolite. En l’occurrence, ils se sont habitués à penser qu’il y a moins d’écart essentiel entre un Appenzellois et un Lausannois qu’entre un Helvète et toute personne étrangère, ou pire toute instance extranationale, par exemple l’Union européenne sise à Bruxelles.
Une croyance évidemment stupide, bien entendu, mais puissamment convaincante au niveau des réflexes qui façonnent la réaction populaire. Ainsi s’est forgée sous nos latitudes l’idée que notre pays, étant indivisible et doué d’une cohérence irréductible y compris sous les assauts toujours possibles d’une adversité majeure («Y en n’a point comme nous»), attestait une intelligence politique supérieure et ne pouvait accoucher, par conséquent, que d’une Histoire exemplairement vertueuse.
Ce fut un mensonge à nous-mêmes, bien sûr, entraînant comme tel deux conséquences principales. La première d’entre elles est la douleur inouïe qui s’est progressivement produite au sein du peuple suisse, condamné par lui-même à ne jamais se purger de ses humeurs les plus torves et de ses responsabilités les plus obscures. Autoquadrillés par des standards de comportement d’une violence extrême, ils sont devenus des êtres tristes et désarmés, macérant dans un chagrin très intime et ne s’y dissolvant jamais tout en n’en ressortant pas davantage – un peu comme pourrait l’illustrer la synthèse iconographique des deux visages arborés par les conseillers fédéraux Cassis et Parmelin.
Et la seconde de ces conséquences, c’est l’aveuglement dont le peuple suisse s’est lui-même rendu victime sur la scène internationale. En se percevant comme une instance élue d’entre les élues, il n’a graduellement plus rien perçu ni du temps qui passe et transforme le monde, ni de ses contours propres tels qu’ils peuvent apparaître aux regards extérieurs. C’est pourquoi l’actualité récente tombe à coups répétés si rudement sur Berne qui s’est scellée dans un état d’impréparation totale à quoi que ce soit de neuf et de bouleversant, sauf dans le champ de l’économie – qui est peut-être bien le seul où règne en permanence un sens aigu de la manœuvre. Hélas!